Des choses terribles ? Ce n’est pas comme ça qu’il définirait ce qu’il lui est arrivé. Ses yeux ne parviennent pas à la quitter tant elle lui semble irréelle et Shizuma, lui, est traversé par une multitude d’émotions contradictoires. Elle est la dernière personne qu’il veut voir ici, mais la seule source de chaleur et de réconfort qui se présente à lui. Il pourrait céder à la facilité, il l’aurait probablement fait dans son état normal parce que c’est sa marque de fabrique. Shizuma fait ce qu’il veut, Shizuma fait ce qui lui plaît parfois aux dépens des autres mais une chose est sûre : il n’est jamais mal intentionné. Il aime son prochain, chérit chaque seconde que la vie après la mort lui offre.
Mais dans l’immédiat, il en est purement incapable. Ce n’est pas bien étonnant, quoi d’autre pourrait-il présenter à Vela si ce n’est le seul fragment de celui qu’elle a connu, un jour ?
Il en tremble mais se fait violence, calme sa respiration haletante et sa terreur parce qu’il ne peut pas céder. Dix ans. Il lui a fallu dix ans pour survivre à ses blessures, accepter ce corps qu’elle lui a imposé, dompter ses traumatismes un à un jusqu’à trouver un compromis. Le drag, c’est une excuse, il le sait. Il cherche à s’échapper, il cherche à être quelqu’un d’autre, il n’est plus à l’aise avec lui-même et déteste l’image que le miroir lui renvoie.
C’est juste tellement plus simple avec une perruque sur la tête.
Maladroitement, il pose sa main sur la cuvette baissée des toilettes. Qu’il le veuille ou non, il y a un message : il préfère ça à la main qui lui est tendue. Et son regard la fuit alors qu’il se redresse et retrouve sa hauteur. Il est mieux ici, loin d’elle. Pas si loin. Il voit la trace sur ses poignets.
Pardon de t’avoir attrapée comme ça. Je voulais pas te faire mal.
Qu’il ait été en état de dissociation pendant des mois à cause du cri d’une chimère (devenue sa meilleure amie contre son gré, d’ailleurs), c’est une chose. Mais ça n’excuse pas la violence pour autant. Il s’en veut, évidemment, mais une part lui, sournoise, vicieuse et tapie dans l’ombre, espère qu’elle ne lui pardonnera pas. Qu’elle restera loin de lui, autant que possible.
Et maintenant, quoi ? Il est debout. Elle est entre lui et la sortie. Il panique. C’est la première bouffée d’air véritable qu’il prend en étant aux commandes. C’est bizarre. Est-ce que c’est ce que vivent les gens qui souffrent de TDI ? Est-ce qu’ils sont relayés au rang de spectateur par des morceaux de leur conscience fracturée ? Ce n’est pas le moment de se poser des questions.
Vela est devant lui. Il réalise. Vela. Vela.
Il déglutit. Ses mains sont moites. Il la regarde un long moment sans rien dire, pense à la chaleur, puis oublie la chaleur, puis se souvient, et essaye d’oublier de nouveau. Il y arrive d’habitude, il réussit à faire de Vela quelque-chose qui n’existe pas et passe des semaines comme si cette dernière n’avait jamais existé. Il fait ça avec son passé aussi.
Mais elle est là. Devant lui. Est-ce que c’est de la chaleur qui émane d’elle ? Il n’a pas le temps de répondre à cette question, parce que son corps agit même avant qu’il ait le temps de s’y opposer. Il saute sur le lavabo, se jette sur la poignée de la fenêtre mais elle ne cède pas.