When I'm too far gone

Son visage se niche partiellement près de ton cou et les quelques mèches rebelles de sa frange te chatouillent doucement. Pas assez pour te faire réellement réagir et clairement pas assez pour te faire lâcher prise. Il t’en faudrait plus, bien bien plus. La main trempée, probablement un bout de ton manteau aussi à cause de la bouteille et maintenant c’est le haut de ta manche qui se mouille de ses larmes. C’est humide et ça pourrait être désagréable et pourtant. Pourtant tu le gardes près de toi, tu serres docilement autour de ses épaules, ses bras, tout son corps. Tu n’as pas à t’excuser mais tu peux pas t’en empêcher. T’aimerais lui répéter, comme ça, parce que ça te prend à la gorge mais tu te contentes de secouer faiblement la tête en signe de désaccord. T’as beau lui laisser les rênes t’arrives encore à en faire qu’à ta tête.

Têtu tu es et tu le restes.
Les reniflements, le rire un peu cassé. Tu réponds en continuant à lui caresser la tête de tes doigts trop longs et qui aurait bien besoin d’un peu d’attention de la part de leur propriétaire.

« Et ça se fait pas de me rendre mes cadeaux.

C’est pas les rendre si c’est un cadeau de ma part. »

Faut dire que tu lui renvoies pas l’ascenseur très souvent. Ou plutôt, pas aussi souvent que t’aimerais. À tes yeux. T’es agaçant, Constantine, à croire que tu en fais jamais assez. Jamais assez fort. Nier tes limites même celles qui relèvent de la bête logique. Sa prise sur ton tee-shirt qui baille plus que de raison se resserre et tu inspires longuement sans bouger, sans renforcer la tienne de prise. Si tu continues tu vas finir par le briser en deux et tu seras le seul à blâmer cette fois-ci.

« J'ai déjà plus que je n'attendais. »

Comme s’il avait entendu tes dernières pensées, il te relâche lentement. C’est dur, c’est compliqué pour toi mais tu suis le mouvement comme tu te l’es promis ; comme tu lui as promis sans qu’il le sache. Tu éloignes tes bras alors que ses doigts passent sur ta gorge légèrement tendue, ta mâchoire que tu trouves trop carré, tes joues un peu mieux rasées qu’à l’habitude. Ton cœur s’emballe mais ton visage reste calme, doux, bien qu’encore marquée par la fatigue. Un peu. Tu sens ton propre pouls sous ses doigts et ça te fait déglutir un peu plus bruyamment que t’aurais voulu. Tant pis. T’es pas au bout de tes peines, surtout lorsque ses yeux croisent de nouveau les tiens. Brillants, presque hypnotisants. T’en louperais presque de respirer, comme l’idiot que tu es.

Ses lèvres contre les tiennes te font louper un battement de cœur pour de bon. Tu les sens légèrement froides, sèches mais salées. Cabossées. Abîmées. Accidentées. Et pourtant tu t’en fous, de tout ça. Parce qu’il y a son odeur, la sienne, pour de vrai. Parce que c’est ses lèvres, derrière toutes ces blessures. Parce que t’es un cas désespéré. Si seulement tu pouvais être vraiment mort mort, que ton cœur arrête de battre et de te trahir. Tes mains ne le quittent qu’un instant avant de se poser doucement contre sa joue, l’autre repoussant avec une délicatesse absurde les mèches de ses cheveux qui lui frôlent le front. Ça ne dure qu’un instant là où tu voudrais que ça dure des heures mais ta conscience te rappelle à l’ordre, toi et tout ce qu’il te reste à faire.

Toujours à se réveiller quand t’en as pas la moindre envie.

Tu recules un peu, caressant toujours son visage du bout du pouce. Tu râcles ta gorge, tu relâches enfin ses cheveux. Un léger soupir alors que tu passes ton doigt sur ses lèvres une dernière fois avant de te lever. C’est pas trop tôt. La main qui passe dans ton cou, tu le regardes.

« Je vais aller voir le croque-mort et te faire sortir de là. En espérant que ça le foute pas suffisamment en boule pour que j’me retrouve à être ton voisin de chambre. »

Le rire qui s’échappe sert à noyer le poisson. Est-ce que ça marche ? T’en sais rien. Un dernier baiser sur le sommet de son crâne, un je fais vite glissé dans un murmure et te voilà parti à jouer le négociateur.
Pendant de longues, très longues minutes.

Ça dure, ça s’éternise. Plus que de raison, selon toi. Et ça se voit dans ton regard qui papillonne, les roulements d’yeux, les légers soupirs que tu glisses sous ta barbe plus ou moins fraîchement rasée. T’arrives à garder une posture plutôt professionnelle malgré tout, arguant comme tu peux pour défendre ton cas. Ou plutôt le sien. Loin de toi l’idée de le faire sortir de là si ça risquait de l’achever -rien qu’à l’imaginer tu pourrais en frissonner mais heureusement ton anxiété semble vouloir t’emmener sur un autre terrain. Et si finalement c’était pas la meilleure solution ? Toi-même tu le dis souvent : tu es psy, mais tu n’es pas forcément le psy des autres. Encore moins de lui, d’ailleurs ; t’as assez de travail comme ça. Mais tu le connais. Et surtout c’est le seul moyen que t’as trouvé pour plaider ta cause. En face ça s’agace, n’importe qui le verrait, mais ça te glisse dessus. Les inquiétudes sont légitimes mais pas assez pour te faire changer d’avis.

Parce que si ça continue il va sombrer et pour de bon.
Et à ce moment-là, est-ce que t’arriveras encore à le rattraper sans avoir à le suivre ?
T’en es pas sûr.

Un concours de soupirs, de grattage de tête et finalement un compromis est trouvé : maintenir des soins, revenir si la situation ne s’arrange pas voir si elle se dégrade. T’es capable d’improviser beaucoup de rôles et ça te semble pas insurmontable. Peut-être que t’es trop prétentieux, que tu parais un peu trop confiant -et c’est bien tout le problème. C’est de l’apparence, pure et dure. Chaque seconde qui s’écoule, chaque mot qui sort d’entre tes lèvres s’accompagne d’une bataille permanente contre tes propres pensées. Et si tu te plantais ? Et si y’a une urgence ? Et si t’étais simplement un ado borné qui tente de satisfaire un caprice ? Comme si c’est pas déjà suffisant que de devoir subir les sermons du croque-mort. T’accepte les conditions, tu récupères un tas de papiers que tu survoles d’un œil bien plus concentré qu’il n’y paraît avant de le remercier.

Cette fois c’est toi qui te prends un roulement d’yeux en guise de réponse.

Quand tu rentres de nouveau dans la chambre, l’ambiance est lourde. C’est silencieux, froid, tellement que tu te demandes si t’es vraiment parti quelques minutes ou plusieurs jours. Tu poses ce que tu tiens dans un coin avant de te rapprocher du lit ; peut-être que tu devrais éviter de te rasseoir sur le bord. Ouai, ça vaut mieux.

« Bon, normalement ça devrait être bon … Faudrait juste faire attention de- »

Assis de nouveau sur le tabouret de l’enfer, tu croises son regard. Ça t’arrête net.

« … Basil ? »

Un moment de flottement. Tu révises tes agissements ; peut-être que le laisser comme ça c’était pas ton idée la plus brillante. Fait chier. Tu touches le bout de ses doigts, ceux qui tiennent son téléphone, lentement.

« Hé pitou, je sais que tu m’as demandé mais … »

Mais tu sais pas comment finir ta phrase.
Tu sais pas comment lui dire que s’il veut rester encore, il peut.
Que tu seras là, que ça change rien. Alors tu le fixes, soutenant de ton regard le vide qui s’est créé dans ses yeux.

T’observes du coin de l’œil ; un rapide coup d’œil à son téléphone. Une vidéo qui joue, le son qui boucle. Immobile, tu te demandes bien ce qui peut être aussi intéressant pour qu’il la regarde une, deux fois. Mais le vide qui répond à ton regard ne ment pas et même si tu détestes vraiment faire ça tu peux pas ne pas le voir. Tu peux pas ignorer. D’où le contact, doux, progressif. Le fait que tu t’arrêtes au milieu de tes phrases. L’appeler une, deux fois. Le repêcher, attirer son attention. Ta voix délicate, calme. T’es pas connu pour être un gueulard -loin de là, mais tu sais que des fois elle peut porter. Qu’elle peut raisonner, un peu trop fort. Ses cils s’agitent et le vide se rempli un peu. Pas énormément, mais une flamme bien que très faible et vacillante fait son retour. Intérieurement, tu soupires de soulagement ; voilà qu’après t’être improvisé infirmer tu t’improvises aussi pêcheur. La vidéo s’arrête, mettant fin à ce bruit parasite.

Peut-être que t’es pas aussi inutile que tu sembles le croire, Constantine.

« Je... J'étais ailleurs. J'ai pas suivi. Je ne peux pas partir, c'est ça ? »

La voix est hésitante, encore partiellement absente. Ailleurs hein. Un ailleurs que tu connais que trop bien malgré toi -et quelque soit le côté de la barrière d’ailleurs. Un endroit qui peut être aussi doux qu’amer, aussi grisant que dangereux. Il est pas le premier que tu sors de là et tu sais qu’il sera pas le dernier. Ou même que ça sera la dernière fois. Cette pensée te fout un direct du droit dans la gorge et t’es obligé de déglutir avant de réussir à sortir le moindre son.
Finalement t’as bien fait de pas terminer ta phrase.

« T’inquiètes. »

Un sourire, léger. Toi aussi t’en caches des trucs derrière tes lèvres qui s’étirent.

« Tu vas pouvoir partir. J’ai vu les détails avec le croque-mort, il a donné son feu vert. Faudra faire gaffe et y’a des soins à continuer mais … J’vais pouvoir te ramener. Chez toi. »

T’insistes sur les dernières syllabes. Chez lui, quitter enfin cette endroit pénible, à l’odeur particulièrement désagréable. Au moins l’avantage du Monde des morts c’est l’absence de cette fragrance que tu détestes tant ; ce mélange d’odeur entre la mort et l’éther. Ironique. Tu retiens une grimace rien que d’y penser. C’est pas de toi dont il s’agit, alors reprends-toi. Tu secoues la tête discrètement comme pour chasser le trop plein dont tu te dispenserais bien avant de plonger de nouveau dans son regard. Tu l’as peut-être récupéré mais s’il faut le tirer encore un peu quitte à manquer d’air et te noyer, t’hésiteras pas une seule seconde.
Parce que t’es toujours aussi irrécupérable.

« Vu, euh, l’état de tes fringues quand t’es arrivé, j’sais pas si tu pourras récupérer quoi que ce soit d’encore potable. Donc j’ai ramené de quoi te mettre un truc sur le dos, en attendant. »

Le dos qui se courbe, tu te relèves encore une fois. Et putain ce tabouret, tu vas pas le regretter. Tes doigts frôlent de nouveau les siens alors que tu fouilles dans le sac que t’as ramené un peu plus loin. T’as pas vraiment envie de t’éloigner à nouveau, même de quelques mètres.
Parce que t’es pas tranquille.
Mais malgré ta taille absurde, t’es pas encore assez grand pour avoir à juste tendre le bras : t’as pas vraiment le choix.