Contrairement aux mœurs de chez les vivants, les aînés de l'au-delà ne sont pas toujours très avenants avec les jeunes spectres. Ils se contentent parfois d'un regard indiscret, peut-être leur cœur les serre-t-il le temps de ce regard, meurtri par la tragédie de la chose. Il peut être rare qu'un fantôme adulte s'intéresse à un enfant décédé par hasard. Car ici, lorsqu'on s'attache à quelqu'un, c'est pour l'éternité. Même si, paradoxalement, les âmes décédées trop jeunes ne font habituellement pas long feu dans ce monde. La mort entraînant un freinage à la fois physique et psychologique de l'être, ces enfants seront incapables de se développer correctement après leur mort. Ils seront alors voués à rester des enfants pour l'éternité. Et l'éternité, c'est long, surtout quand on a treize ans. Alors, dans un endroit aussi dangereux qu'ici ; quand on pèse 40 kilos tout mouillé et qu'on doit se mettre sur la pointe des pieds pour atteindre le placard à gâteaux ; l'éternité, faut vachement s'accrocher pour y survivre.
En réalité, seuls les quelques veinards qui ont la chance d'être pris en charge par un fantôme bienveillant ou un membre de leur famille pour les guider peuvent espérer atteindre une telle longévité. Les autres finiront indéniablement entre de mauvaises mains qui ne manquent pas ici à Tokyo. Les morts sont bien plus fous que les vivants, parce que dans cette jungle, plus personne n'estime avoir d'image à tenir. Profiter de la faiblesse mentale ou physique d'une âme perdue est ici chose commune au sein des fantômes déjà établis. Certaines se font enlever, maltraiter, puis torturer ou violer jusqu'à la tombée en poussière. Le plus souvent dès leur arrivée. D'autres sont conservées plus longtemps, servant d'esclaves ou de rats de laboratoire pour des nécromanciens un peu tordus. Alors, pour un spectre plus mâture, deux choix s'offrent à lui : vouer son existence fantomatique à veiller sur ces jeunes âmes, ou les laisser se débrouiller seules jusqu'au jour où elles commettrons une erreur.
Pour Miles, ce n'était pas tout à fait la même chose. À vrai dire, c'était tout l'inverse, mais c'était aussi semblable. Son destin à lui aussi était scellé : sa vie de fantôme n'allait pas durer, il était voué à disparaître. Il n'avait pas l'éternité, au contraire : son temps était limité. Il ne le réalisait pas, d'ailleurs. Affichant toujours avec fierté son statut de zombie à tout le monde, sans se rendre compte que son temps dans ce monde en avait été affecté. Même derrière les potions, son zombïsme détruisait progressivement son corps. Outre son apparence physique naturelle, si sa condition de zombie effrayait, c'était pour ça. Parce que personne n'oserait lui dire adieu si tôt, lui avouer qu'il allait encore se retrouver ailleurs, alors qu'il avait déjà quitté la vie trop tôt.
«
Suit moi alors, jeune homme. » Lui demandait-il, même si ça ressemblait plus à un ordre qu'à une demande.
Miles n'avait pas apprécié. Il n'aime pas ça, les ordres. Il est un peu rebelle, le gamin, il aime pas qu'on lui dise ce qu'il doit faire. D'ailleurs, le terme « jeune homme » ne lui plaisait pas trop non plus. C'est vrai que ce n'était plus tout à fait un enfant, mais il n'aimait pas non plus être considéré comme un adulte, ce qui est un peu contradictoire avec son refus d'autorité. Bon, c'est vrai que c'était un peu de sa faute tout de même. S'il s'était présenté, l'Anglais aurait pu l'appeler par son prénom. Mais il ne voulait pas se présenter. Se présenter, c'était se dévoiler, c'était peut-être montrer une certaine faiblesse quelque part. En fait, il n'en savait rien. Il savait juste qu'on avait souvent essayé de le tromper, et que personne n'avait jamais été là pour lui dire comment éviter les pièges de ce monde. Alors, il s'inventait des armes, comme celle-ci. Il gardait secrètes des choses qui n'avaient pas lieu de l'être, comme pour son amnésie, en pensant que c'était un avantage. Il se rassurait comme ça, peut-être.
Enfin soit, le jeune garçon le suit quand même en grimaçant. C'est qu'il les veut vraiment, ses bonbons. Le brun se dirigeait d'abord vers un premier bac sans vraiment faire attention à Miles, obnubilé par un bonbon en particulier : les oursons fourrés à la guimauve. Le zombie le regarde avec de gros yeux.
Sérieux, il va vraiment prendre ça ?pense-t-il ;
C'était plus fort que lui. Ces trucs lui foutaient la gerbe, c'était vraiment des bonbons de vieux. Aiden, remarquant la présence du garçon qui se moque de lui intérieurement, se retourne alors.
«
Prend ce que tu veux, mais n'en abuse pas. Les friandises, c'est bon mais c'est mauvais pour les dents ! Un trop plein de sucre apporte des maladies aussi. »
Gnagnagna. Ouais, dis plutôt que tu veux pas que je vide ton portefeuille ;Voilà qu'il se met à jouer au parent. Miles ne rougit plus, entre ça et ses goûts de vieux (que ce soit vestimentaire ou alimentaire), ce spectre l'agace un peu. Il ne se fait d'ailleurs par prier pour le montrer en roulant des yeux, sans répondre.
Il se retourne ensuite en soupirant, les mains dans les poches, il pousse sa planche de skate devant lui avec un pied pour la faire avancer. C'est sacrément gonflé comme attitude, mais il s'en fiche. C'est sa façon d'être.
Ayant déjà fait ses courses et tout regardé une première fois, il ne tarde pas à revenir auprès du généreux Anglais avec un sac excessivement rempli. La remarque du brun n'avait fait que l'inciter à ne pas faire attention aux quantités.
«
Voilà ! » Lui dit-il simplement en ouvrant son sac en papier devant lui.
Il n'avait pris que des bonbons du rayon « fun » qui présente toute sorte de friandises aux goûts étranges, certaines qui picotent ou explosent sur la langue comme du popcorn, mais ses préférées restent les chewing-gum qui colorent la langue et la poudre qui fait roter des bulles. Cette fois-ci encore, Aiden avait le droit à un sourire du garçon aux cheveux blancs. Un sourire plus sincère cette fois-ci tout de même, son regard ne fuyait plus ses yeux émeraude illuminés par tant de gourmandise. Même s'il n'exprimait pas encore sa gratitude, n'étant toujours pas sûr de la véracité de ce geste, le zombie était au moins heureux d'avoir ses bonbons en main pour l'instant.