Au fur et à mesure que Kazuki semble lâcher prise sur son self-control, je ne peux m’empêcher de jubiler. Je crois que je ne l’ai presque jamais vu dans cet état, voire pas du tout : d’un naturel discret, il passe presque inaperçue en ma présence - comme le reste du monde, que j’éclipse, bien entendu - et ne cherche pas à attirer l’attention sur lui, trop occupé à s’apitoyer sur son sort. Le faire craquer pourrait se révéler être une expérience plus qu’amusante, et, au vu de son regard de plus en plus dur et de la crispation de ses traits, je ne suis pas loin du but. J’affiche un sourire, malgré le froid, malgré mes dents qui craquent, par pur sadisme. Dénuée de toute empathie, je n’ai aucun remord à m’amuser avec les nerfs d’un lémure à peine mort, un bébé pleurnichards à mes yeux.
En plus, je suis presque sûre que s’il craque, cela va lui faire du mal. Comme plus tôt, il voudra presque s’excuser de lui-même, sans que je ne bouge le petit doigt. En tous cas, il reste silencieux, en parfait accord avec la vision que j’ai de la plupart des japonais en public - quoi que l’au-delà permette de se lâcher -, c’est-à-dire explemple de retenue et d’impassibilité. Cependant, quelque chose dans son ton, lorsqu’il me répond à propos du piano, me fait ricaner. Comme si c’était une raison.
— J’imagine qu’en réalité, c’est aussi ta timidité qui t’empêche de jouer du piano, c’est dommage, les passions sont tout ce qu’il nous reste, ici, je murmure plus pour moi-même.
La suite de ses propos me fait éclater de rire. J’en pleure et j’en suis complètement essoufflée ; si le sol n’était pas enneigé, j’aurais été capable de me rouler par terre tellement sa remarque est absurde.
— Travailler dur ? Travailler dur ? j’articule avec peine en reprenant mon souffle. Mais pour qui tu me prends, Kazuki ? Pour une larve qui passe son temps à regarder des trucs dans son lit ? Tu peux m’accuser de beaucoup de choses, mais certainement pas de ne pas me donner à fond. Le rôle était prévu pour deux, étant la meilleure il était normale que je fasse partie de ce binôme, point.
Je darde sur lui un regard acéré et aussi froid que le souffle que j’expire en parlant.
— Je ne te permets pas d’insinuer que je ne travaille pas dur.
Touchée en plein cœur, même s’il ne s’agit pas vraiment de mon estime personnelle mais bien d’une vérité, je braque mon regard sur un point fixe, devant moi, et redresse le visage autant que mon écharpe, maintenant réchauffée, me le permet. Le froid mord presque autant que ses mots, de plus en plus acérés dans la nuit glaciale.
Je l’écoute en silence déblatérer sur ce qu’il pense de moi, s’échauffer contre ma personne, s’insurger contre ma façon d’être. Que je sache, je ne lui ai pas demandé son avis. Pour la première fois depuis que je le connais, je le vois vraiment péter une durite et se lâcher. La bouche légèrement en dehors de l’écharpe, j’affiche un sourire moqueur, les commissures de mes lèvres se retroussant à chaque attaque. Pauvre petit Kazu, malmené par sa tyrannique colocataire. Il est vrai que je n’ai pas été tendre avec lui, mais je ne le suis avec personne. Et encore, je lui ai offert à manger, c’est tout de même quelque chose !
Le voir s’énerver contre moi avec autant d’ardeur me rassure : finalement c’est un être humain comme les autres, et pas seulement une pauvre larve en détresse. Je commençais à avoir de sérieux doutes. Les mains dans les poches, je ne lui accorde aucun regard alors qu’il continue de s’acharner et de m’insulter allègrement. En vérité, j’ai l’habitude. Le succès, le talent et la beauté apportent souvent jalousies mal placées et autre humeurs négatives. Sans piper mot, je l’écoute cependant.
Chiante ? Peut-être mais est-ce que tu t’es regardé en face, Kazuki ? Je veux dire, je le suis certainement à ma manière, mais au moins je ne m’apitoie pas à longueur de journée sur mon sort, comme un déchet trainant ma carcasse d’une pièce à une autre ou d’une chambre à une supérette. Je n’accuse pas le monde d’être à l’origine de mon état. Je glousse en l’entendant dire que je ne suis qu’une pauvre folle sans aucune raison de l’être, comme si je n’avais rien vécu, comme s’il en savait quoi que ce soit.
Ses remarques sont acerbes et visent clairement mon égo. Pas de souci, Kazuki, j’ai l’habitude, tu n’es ni le premier, ni le dernier, et dans le genre déchet, je te pense tout de même tout en haut de l’échelle. J’ai de plus en plus l’impression que les jeunes d’aujourd’hui ne comprennent pas ce qu’est le respect, une pensée qui m’arrache un soupir las.
A la fin de son petit quart d’heure de caca nerveux, nos regards se croisent. J’esquisse un sourire, l’air de dire « ça y est, t’as fini ? » mais ne dit rien. Lui se remet en route sans rien ajouter, malgré le fait que dans ses yeux transparaît comme une pointe de regret.
On va pouvoir continuer à s’amuser, alors je le suis tranquillement, en restant d’abord à bonne distance, le nez enfoncé dans mon écharpe pour mieux cacher mon sourire. Il commence vraiment à faire froid, on va mourir si on reste plus longtemps dehors. Je presse le pas et me rapproche de lui, presque assez pour le dépasser, sur mes grandes pattes.
Arrivée à sa hauteur, je ne manque pas de lâcher :
— C’est que tu en as gros sur ton petit cœur, dis-moi. J’ai été méchante avec toi, c’est ça ? Et comme tu en veux au monde entier tu t’es trouvé le parfait bouc émissaire en ma personne, je me trompe ? Ne répond pas, c’est purement rhétorique, j’ajoute avec une moue amusée.
Marquant une pause, je glisse un regard vers lui. On arrive enfin au portail de l’interminable parc.
— T’inquiète, Kazuki, avec moi tu n’as pas besoin de faire semblant : si tu n’éprouves aucune sympathie à mon égard, pas besoin de te forcer. Je n’ai besoin ni de toi, ni de ton hypocrisie, je préfère de loin que tu me détestes. Je crois d’ailleurs que je ne t’ai jamais vu aussi sincère depuis que tu as débarqué.
J’accélère le pas pour arriver la première à la sortie. Jetant un coup d’œil par-dessus mon épaule, je lui adresse un sourire narquois.
— Je ne veux pas de ta pitié, trouve-moi tarée, folle à lier et insulte-moi si tu le veux, cela ne me fait rien si ce n’est me conforter dans l’idée que je me fais de toi. Tu n’es qu’un pauvre petit mort bien malheureux et qui te permets de juger les gens sans les connaître : qui te dit que je ne travaille pas ma danse ? Qui te dit que rien ne m’a rendue comme je suis ? Qui te dit que tu peux t’estimer supérieur à moi ou prétendre me connaître sous prétexte que tu ouvres ta bouche pour une fois dans ta misérable existence ? Demeure dans l’ombre, Kazuki, cela te sied mieux.
Mon ton est sec et mon visage maintenant impassible.
— Et merci pour ta sincérité, ça change de tes habitudes.
Voilà un bon moyen de lui faire comprendre que je ne suis pas forcément ravie de ce qu’il vient de me balancer à la figure. En soi, j’ai l’habitude, mais aussi gratuitement alors que j’ai été généreuse et patiente à son égard - des qualités qui ne font bien sûr qu’un avec moi -, cela me révolte. Rehaussant mon sac sur mon épaule tout en tournant la tête, un air supérieur collé au visage, j’accélère encore le pas et le distance, pour quitter le parc vers l’appartement. De toute manière, il va me falloir une potion rapidement.