Tout pour un Lys Blanc - [Ebiko & Viktor]

Même après des siècles de contemplation, il restait à Viktor des petits plaisirs dans la vie. Les jouissances immédiates, les envies inspides et le reste de ce qu'il considérait comme inférieur avait été balayé par la lasseté, restaient seulement les joies les plus pures et vertueuses. Parmi celles-ci, simplement côtoyer ce qu'il appelait des gens "inspirés de bonheur" lui suffirait amplement pour affronter le peu d'années qui se présentait devant lui.

D'aussi loin qu'il se souvienne, il avait toujours été un peu ronchon, aigri, en colère contre ce qui existe ou pourrait exister. Il n'avait jamais pu ressentir ce genre d'état de satisfaction naturel, cette bonne humeur perpétuelle qui semble animer quelques rares humains. Puisque ça lui était inconnu, il s'est pris de curiosité pour ces petits êtres brillants, et inondé de leur radiance, a juré de les protéger.

Il en avait rencontré peu à Tokyo, la ville semblant pourrie à la moëlle. Des menteurs et des monstres se cachaient à tous les recoins, malgré ses plus vaillants efforts pour les châtier jour après jour. Il était seul à se battre, après tout, contre les hordes d'horreurs et d'ignominies qui voulaient s'en prendre à ce qui est pur et bon.

Au delà de cette perception un peu fantasmée de son devoir de protecteur, il restait factuallement qu'il avait passé à tabacs plusieurs nécromanciens et autres malfaiteurs, souvent à poings nus, parfois à la masse quand un message devait être imprimé dans leur esprit.

Il devait être aux alentours 9 heures du matin. Le titan n'avait pas dormi de la nuit, et quelques traces suspectement rouges tâchaient ses bottes. Il avait retiré son casque pour le porter à la ceinture, le fer avait vu assez d'horreur cette nuit pour se reposer. Les passants le regardaient avec dégoût, mais qu'importe? Il rejoingait son oasis.

La petite fleuriste demeurait pour lui une fontaine jouvence, capable de faire passer ses rages et frustrations, pour lui insuffler un peu de bonté dans le coeur, aussi pourri soit-il. Il poussait avec une délicatesse rare la porte de la boutique, et faisait mine de s'intéresser aux fleurs. Au fond, il lui fallait également quelques bouquets pour rendre une énième visite à ses amis partis en poussière, alors il n'était pas venu sans alibi. Il en venait quand même à se demander pourquoi il se sentait obligé d'avoir une raison de venir? N'était-il pas libre, lui l'indompté, l'invaincu?

Quelques instants à peine plus tard, il se souvenait. Son bien-être n'était pas tant plus important que celui de ses chéris. Il devait rester un fantôme, une apparition éphémère, sinon quoi il pourrait faire dégueuler sa négativité et ses pensées sombres sur leur si pure existence.

Le jour est à peine levé sur Tokyo quand Ebiko déverrouille la porte du Yuki no Hana pour ses clients. Elle a déjà pu préparer quelques compositions originales, assez pour les quelques pressés qui pourraient passer dans la matinée.

Il était temps de préparer la commande de sa cliente la plus régulière, amatrice de grands bouquets pour décorer son intérieur. Cette semaine, la vieille lémure élégante lui avait demandé des fleurs violettes, parfaites pour son dîner hebdomadaire.

C'est à ce moment précis que la clochette de l'accueil résonne dans la boutique. Machinalement, elle lance un "Bonjour !" retentissant, sans s'interrompre. Cependant, l'odeur qui prend la place des différents parfums floraux piquent sa curiosité et elle finit par lever les yeux de son travail.

Sans surprise, c'est également un de ses visiteurs réguliers, un de ceux qui n'ont pas peur de se montrer tels qu'ils sont sans aucune potion. Tant qu'elle peut ensuite utiliser l'argent qu'il dépense chez elle pour aller s'acheter ses propres potions, peu lui importe au final, même si l'idée de devoir aérer par ces températures hivernales ne l'emballe pas plus que ça.

"Est-ce qu'il vous fallait quelque chose en particulier ?"

Le regard d'Ebiko glisse jusqu'aux bottes du potentiel client. Si son apparence ne la gêne pas plus que ça, après tout elle a la même à la maison et en double exemplaire avec son frère, les traces rouges, presque marron, la rebute un peu plus. Et dire qu'elle a fait nettoyer le sol hier soir par un de ses employés pour justement ne pas avoir à le faire...

Il effleurait du doigt les diverses compositions à sa portée, glissant lentement sur le sol pour s'imprégner de la paix qui régnait dans l'endroit. Il avait entendu la question bien sûr, mais ne semblait pas pressé de répondre.

Il avait atteint un de ses sanctuaires, mais celui-là demeurait vastement différent des autres. D'ordinaire, le voyageur partait vagabonder en pleine nature pour se ressourcer, ayant déniché avec l'âge des endroits reculés et inconnus d'une beauté impensable. Des marais en harmonie parfaite, des falaises aux formes divines et intemporelles, des fontaines naturelles... Non, cette échoppe avait la particularité d'être habitée, et pas par n'importe qui. D'où son interêt, par ailleurs.

Le silence devenant probablement pesant pour la petite, il traînait sa carcasse jusqu'à la caisse, ayant au passage saisi entre deux doigts un de ces assemblages dont la beauté lui restait étrangère. Peut-être était-ce l'âge, ou une imperméabilité naturelle, mais les bouquets de fleurs lui avaient toujours paru étranges. Hélas, une forte tradition les entourait, alors il s'y accomodait. Très peu de choses pouvaient faire plier le genou au géant, mais parmi celles-ci, il fallait compter l'honneur, les symboliques, les jeunes adultes encore insouciantes.

Il se mettait à sa hauteur, râlant brèvement de douleur en secouant ses vieilles articulations. Non pas qu'elle la dérangeait tant, dame Souffrance, après des siècles, mais il avait pris le réflexe de s'en plaindre il y a longtemps et les habitudes ont la vie dure. Il ne savait pas même comment répondre, et n'osait pas aujourd'hui croiser son regard, comme honteux de ce qu'il était devenu. Quitte à paraître encore plus mystérieux qu'à l'accoutumée, il avouait avec dépit:

"J'en suis arrivé à un âge où l'on a plus besoin de rien, la formulation m'amuse un peu."

Il avait fauté, selon lui, mais se sentait mieux de s'être ouvert, aussi court l'instant fut-il. Soupirant de déception envers lui-même, il venait décrocher une bourse en cuir à sa ceinture pour sortir des ossements. Pour ses petits protégés, il ne comptait pas, et tendait dans le creux de son gant une somme démesurée d'osselets. Peut-être dix fois le prix des orchidées, qu'importe? La matière était si peu intéressante.

"Enfin, je ne vais pas infliger les radots d'un vieillard à chaque commerçant honnête. Je prendrai ce bouquet, s'il vous plaît. Oh, et gardez la monnaie, je vous prie."

Au plus profond de son coeur, il avait envie de rester. De simplement s'asseoir et respirer l'air ambiant. Se laver de ses propres démons, du magma qui coulait dans ses veines torrentueuses. Il osait relever ses yeux las pour les planter dans ceux d'Ebiko. Seulement pour se rappeler les raisons qui le poussaient à toujours se lever le matin, se débattre. À être, malgré les siècles.

Elle l'observe continuer son petit bonhomme de chemin dans la boutique, à peine perturbé par sa question. Elle qui court partout tout le temps, pour faire tourner son commerce, pour toujours avoir assez de potions à consommer, pour faire du shopping ou aller se faire faire les ongles, s'oblige à ralentir pour attendre une réponse. Les secondes semblent durer des heures, alors qu'elle pourrait finir sa composition et commencer autre chose, mais son respect des clients prend le pas sur tout le reste.

Son choix s'est apparemment porté sur un bouquet, et Ebiko ne peut que l'approuver. Sans vouloir se vanter de ses propres talents de fleuriste.

C'est alors que l'improbable se produit, le zombie ployant le genoux devant la caisse. De plus près, elle se dit qu'elle pourrait lui passer une ou deux potions, juste ce qu'il faut pour que son visage soit plus harmonieux avec les fleurs, encore épanouies et fraiches. Elle doit bien en avoir une qui traîne pas loin, si elle la glisse avec le bouquet, cadeau de la maison, ça pourrait peut-être passer... Surtout quand elle voit la somme qu'il lui tend au creux de sa main.

"C'est quand même un petit peu trop, vous pourriez choisir autre chose au moins ! Ca rendra bien chez vous, j'en suis sûre."

A travers la décomposition bien avancée, Ebiko est presque certaine de voir des cernes qui feraient fuir un panda. Être vieux n'est pas un tort, mais ne pas profiter de tout ce qu'il pourrait faire pour avoir une apparence décente lui semble aberrant.

"Vous avez déjà pensé à investir dans des potions pour la fatigue ? Il y a une boutique vraiment pas mal au bout de la rue ?"

Pour ne pas lui laisser le choix, le zombie laissait tomber les pièces sur le comptoir, le choc sonore des monnaies ne lui faisait plus aucun effet. Incertain de la lucrativité des commerces de fleurs, il préférait laisser un pourboire, ne serait-ce que pour ne pas le regretter plus tard.

À l'évocation qu'il pourrait prendre quelques plantes supplémentaires, une idée germait dans son esprit. Hâtivement, ses mains venaient chercher un petit carnet perdu dans l'une de innombrable pochettes, et il le feuilletait avec interêt, ses yeux parcourant à une vitesse anormale les pages vieillies. Il laissait échapper une sorte de râle grave pendant quelques instants, trahissant le fait qu'il était perdu dans ses pensées. Satisfait de son introspection, il refermait le carnet et braquait ses yeux intacts dans une synchronicité effrayante. D'une voix plutôt douce, il susurrait avec une teinte de vice dans la voix:

"Je n'ai besoin d'aucune potion, non, mais je pourrais user de fleurs. J'achèterai toutes les bardanes que vous puissiez me fournir ici et maintenant sans mettre la pérennité de votre boutique en péril. J'ai un..." Le titan marquait une pause, détournait le regard un instant en cherchant ses mots. "Message, avertissement plutôt, à faire passer. Je me sens créatif, aujourd'hui. Je désirerai prendre une tige de gui, également, pour porter à ma ceinture."

Sa commande passée, il se relevait, préférant laisser la petite fourmi s'affairer sans subir son regard inquisiteur permanent. Pour s'occuper, il inspectait chaque brin de couleur présent autour de sa morosité. Parfois, son immensité bourrue s'arrêtait devant une fleur en particulier, le temps d'en identifier le nom, et de le retrouver dans le même petit carnet que plus tôt. Tout dans son batifolage tranquille indiquait que le sage n'était pas pressé, que rien n'avait vraiment de gravité.

Puis, sautant du coq à l'âne comme le font souvent ceux qui en disent moins qu'ils n'en pensent, il laissait laconiquement tomber une dernière parole.

"Je prendrai le temps de visiter cette boutique que vous évoquez, plus tard. Elle doit être nouvelle, n'est-elle pas?"

Et il caressait un pétale blanc du bout du majeur gauche. Son oeil venait à suivre une sorte de petit asticot vert, rampant le long des rebords immaculés. Quelque chose de si facile à briser, à écraser, ces pestes grouillantes. Celle-ci était chassée d'un las balayage de l'index.

Les  Øssements tintent sur la surface de la caisse, ce qui n'est pas pour déplaire à Ebiko. Ce son en lui même justifie le retour de son ouïe. Si certains fantômes ont trop d'argent à dépenser et qu'elle peut en profiter, elle ne va certainement pas s'en priver. Le temps qu'il cherche ce qu'il veut, elle compte mentalement la somme présente sur le comptoir. Presque 200Ø. Ce serait un très bon moyen de commencer la journée.

Sa demande ne vaut pas le surplus d'argent, loin de là, elle devrait pouvoir trouver ce qu'il demande sans se ruiner. Tout en allant chercher de quoi faire un bouquet complet de bardane, elle ne peut s'empêcher de commenter :

"C'est vrai que la bardane est très efficace pour les problèmes de peau, j'ai quelques clients qui en achètent pour préparer leurs potions. Pour la signification, j'espère juste que vous ne comptez pas les donner avec les orchidées, ce serait un peu confus comme message."

Après l'avoir emballé convenablement dans un joli papier aussi rose que ses cheveux, marque de fabrique de la boutique, elle ajoute la tige de gui à côté.

"C'est un jeune nécromancien oui, il vient de louer le local et de le rénover. Son pouvoir n'est pas terrible, mais il se débrouille bien."

L'odeur était maintenant déjà bien imprégnée dans l'air de la boutique, elle allait avoir du mal à s'en débarrasser. Il y avait très certainement une potion à utiliser pour ça. Le temps que son client finisse son tour, elle envoie un SMS à ce sujet à son frère. Tant pis s'il avait prévu autre chose aujourd'hui.

Un peu perplexe, Viktor se demandait si la remarque sur les vertus de la bardane n'était pas une blague. Il avait certes des problèmes de peau, et c'était un euphémisme de le dire, mais rien qu'une seule potion ne puisse régler plus de dix minutes consécutives. Ne l'ayant jamais vraiment connue, il relativisait en se disant que Dame Innocence est avant tout un bouclier pour ceux qui sont encore incapables d'affronter la dureté froide du monde, et préférait ne pas rebondir sur le sujet.

Les louanges sur le nécromancien, aussi modestes soit-elles, le faisait cependant tiquer un petit peu, et il se retournait pour fixer avec une froideur inattendue les yeux de la petite. Non pas qu'il lui voulait quelconque forme de mal, mais le mot réveillait ce magma grondant qui lui bouillait dans les tripes, ce râle de haine qui secouait ses pensées à chaque instant. Même sa voix avait changée, sa nature déjà mal dissimulée se faisait évidente. Laconique, il grommelait:

"Ça, j'en jugerai personellement."

Il venait aussi chercher sa sacoche rose -bien qu'il trouva cette couleur immonde-, ses pas lourds et lents n'ayant plus tant la même allure. On avait plus affaire à un sage que rien ne pressait, c'était le retour de la montagne impénétrable et obstinée, hostile envers tout ce qui lui est étranger et couverte sous des mètres de neige et d'indifférence. Conscient de la tension qu'il venait d'installer, il venait s'agenouiller à nouveau, et tenter de se redonner un ton mielleux et innofensif.

"Vous savez, enfant, il faut se méfier de ces gens-là. Regardez-moi, si la vision ne vous dégoûte pas trop. Si vous ne désirez pas avoir la même apparence que votre serviteur, tenez-vous éloignée de ces démons."

Tous les indices ayant déjà été donnés, il soupirait une dernière fois. Il regrettait déjà d'avoir emmené ses démons avec lui dans tel sanctuaire, mais avec chaque souffrance venait sa contrepartie. Son regard se faisant cette fois rassurant, il ajoutait avec une sorte d'empathie lui serrant la gorge:

"Si tel malheur venait à vous frapper malgré tout, faites-le moi savoir immédiatement. Je m'occuperai personnellement de tout."

La dernirèe phrase était bien vague, mais nul besoin d'en expliciter plus.

Ce brave client, un peu grand, commence à ronchonner dans son coin au sujet du nécromancien. C'est pourtant une bonne adresse qu'elle lui donne... Ebiko n'est pas du genre à envoyer les spectres chez des commerçants de potions sans licence.

"Oui, il faut bien se faire un avis personnel, c'est normal." approuve-t-elle néanmoins, étant elle-même la première à préférer vérifier les informations qu'on lui donne.

Pour le moment, elle a néanmoins plutôt l'impression d'être face à un zombie intolérant qui met tous les nécromanciens dans le même panier. Et elle va certainement pas chercher à discuter avec lui, il serait capable de rester des heures pour essayer de la convaincre ! Elle hoche donc la tête à ses conseils.

"Si j'en vois un dépasser les limites, je ne manquerai pas de vous en parler."

Ebiko a bien une idée en tête, mais elle n'a pas encore retrouvé la trace de celui auquel elle pense. Tout en parlant, elle l'aide à se relever par le coude - enfin l'aider est un bien grand mot - pour le guider vers la porte de la sortie.

"C'était un plaisir de vous voir, vous devriez vous dépêcher de rejoindre l'heureux élu à qui vous destinez ces fleurs !"

Le fait qu'elle semble aller autant dans son sens faisait sonner une cloche d'alerte dans son esprit. Quelque chose dans le choix des mots n'était pas tout à fait naturel, ça tenait à peu de choses perceptibles. Simplement, en mille ans et avec un égo pareil, on apprend à distinguer ceux qui veulent le flatter et ceux qui s'impressionnent vraiment de vos accomplissements.

Si l'on couplait telle observation au fait qu'elle lui prenait le coude -la coudière, mais l'image était là-, il apparaissait comme évident qu'il n'avait plus sa place ici. La raison de telle urgence lui échappait, mais qu'importe. Pour ses protégés, il savait se faire sage.

Certes nullement assisté, il se relevait par ses propres efforts, son genou émettant quelques bruits inquiétants dans la maneuvre. Il était vieux, usé, grisâtre, contrastant avec la fraîcheur et la jeunesse de chaque fleur colorée. Il avait amené le fer et le sang à un jardin de nectar, avec aucune divinité gardienne pour l'en chasser. Il se laissait tirer vers la sortie, couvert d'une honte que lui seul pouvait percevoir.

Puisqu'il détestait ne pas avoir le dernier mot, il ne pouvait s'empêcher de ricaner, alors que sa silhouette pataude reprenait un sentier tranquille:

"Il me semble que l'élu sera malheureux bien rapidement, hélas. Avec mes remerciements, Madame, bonne journée à vous."

Et il se fondait dans la foule. Enfin, tentait, son casque dépassant encore et toujours.