Late-night poisoned Waltz
Tu ne comprends pas ce que tu fais là. Allongé, dans un lit, à en juger la sensation molle dans ton dos et la texture de ce qui te couvre. Tu as juste fermé les yeux à cause d'un acouphène de plus en plus intense, jusqu'à te presser les tympans, jusqu'à te vriller le crâne.
Jusqu'à ne plus entendre la voix de ton collègue interpellé par ta soudaine moue d'inconfort, de douleur. Gratuitement, en plein milieu d'un échange de banalités près de la machine à café.
T'es-tu évanoui ? T'a-t-on ramené chez toi ? Tu te mets en position assise et le sifflement dure, et dure... Mais pas dans ton conduit auditif. Ça n'est d'ailleurs pas un sifflement en vérité. C'est une sonnette de porte d'entrée. Stridante, désagréable. Serait-elle détraquée ? Normalement, elle devrait imiter le son d'un carillon.
Tu tâtes, aveugle, à la recherche de l'interrupteur de la lampe de ta chambre. Tu es surpris de deviner une pile de livres, un câble, un bouton. Il est pas censé être mural ? Et surtout, pourquoi es-tu convaincu de ça alors que tes doigts ont instinctivement cherché vers la table de chevet et non vers le mur ?
La lumière baigne enfin la chambre. Mais tu restes dans le noir. Tes yeux voient clair, or ton esprit demeure dans la plus angoissante des obscurités : celle de l'incompréhension.
Ce lit encombré de vêtements pas rangés. La couleur des draps. La taille de ce pull. Cette table de nuit surchargée de verres vides et de vieux romans. Ces titres en japonais. Cette date qu'affiche ton réveil.
Ce réveil.
Ce mobilier, ces rideaux, cette plante en sursis, cette odeur de tabac et de fleurs séchées, et même cette
putain de sonnerie.
C'est chez toi. Et absolument rien ne va avec ce constat.
Rien ne va avec
ce réveil.
Tu te prends le visage dans les mains. La pression de tes doigts appuie sur tes globes oculaires. Comme si tu cherchais, dans les phosphènes, une rémanence de tout ce que tu ne verras plus jamais. Mais ces fractales-ci ne sont rien de plus que des formes.
Tes phalanges glissent le long de l'arête de ton nez, se joignent tendues sur ta bouche, tes pouces soutenant ton menton comme pour empêcher ta mâchoire de tomber. Ou peut-être pour l'empêcher tout simplement de s'ouvrir, pendant que tu expires lourdement ; dernier souffle symbolique d'une vie qui ne s'est pas achevée de la bonne manière. Enfin, qu'est-ce que t'en sais. C'est bien le problème :
t'en sais rien.
Et t'en sauras jamais rien. Mais ce que tu comptes bien savoir, c'est
qui t'as réveillé. Qui t'as arraché au sommeil. Qui t'as pris ta vie. Qui t'as ramené de force.
Alors tu te lèves du pied gauche à défaut d'y passer l'arme. Si tu commençais déjà à grommeler en bataillant avec le loquet de ta fenêtre, tu gueules carrément à réveiller les morts – pas de raison que tu sois le seul – dès que tu pousses les vantaux, plié par-dessus le garde-fou qui semble porter son nom pour toi.
— HIMMIHERRGOTZAGGRAMENTZEF-OR FUCK'S SAKE IT'S 3 AM, NAKANOYARŌ KISAMA !*Tu bascules souplement d'une sorte d'incantation pseudo-allemande probablement très insultante vers l'anglais puis le japonais, s'achevant sur une déformation guère moins colorée du nom complet du trublion sitôt reconnu ; tu te tiens un étage au-dessus de l'applique murale qui s'est allumée en détectant du mouvement dans l'arrière-cour, éclairant plein phare le coupable de sa lumière crue.
... Et tu te demandes soudainement si tu ne t'es pas déjà rendormi, vu la vision de cauchemar qu'il t'offre.
— Merde, pourquoi tu pleures déjà avant que ce soit ma faute ? protestes-tu, dépité.
Tu termines sur un laconique "bouge pas" avant de refermer les battants. Quelques secondes plus tard, le mécanisme de ton verrou se fait entendre, puis le glissement de l'entrebaîlleur. Ta poignée s'abaisse, et tu apparais dans l'embrasure. Pas de moins mauvaise humeur, pas plus rayonnant, pas mieux fagoté. Mais au moins tu t'écartes sans lui reclaquer la porte au museau.
— Schnell, ça caille, le presses-tu d'entrer, en signifiant l'invitation d'un mouvement de tête sec.
Tu refermes ensuite, et direction la cuisine pour un café, noir et amer.
Explications du * :
*1/ Himmiherrgotzaggramentzefixallelujamilextamarschscheissglumpfaregtz est une longue liste de mots allemands collés les uns aux autres pour former un imbroglio d'insultes à connotation religieuse. Apparemment, c'est une invention des Bavarois. À vos souhaits.
*2/ Bordel de merde il est 3h du mat' !
*3/ Jeu de sonorités entre Nakano Shizuma, konoyarō (ce bâtard) et kisama (enfoiré).
HRP :
Tu peux considérer que c'est un sacré bazar chez Basil, mais que c'est somme toute habituel