Réaccorder nos violons - [Vela & Esperanza]

La défense de la luthière n'impressionne vraiment pas l'artiste, ne la convainc pas plus. Après tout, son travail même est l'extravagance et la démonstration, Esperanza est incapable de comprendre la limite que peuvent poser certains entre leur vie professionnelle et privée. Elle se fait critique, désigne la pauvreté du lieu avec des mains agitées, reproche.

"Ton lieu de travail? Ç'aurait pu être celui de n'importe qui! Il n'y a rien de toi, là dedans."

Naturellement, ça ne mérite pas son attention plus longtemps, elle détourne tout son interêt vers l'italienne. Après tout, la fouine était venue découvrir -décortiquer- une personne, pas l'immobilier. Et la fortune donnant toujours providence, une invitation est étendue, le genre que l'on aggrippe entre des serres fermes. La proposition est un peu ambiguë, pourrait cacher plusieurs intentions. Aucune ne va contre les interêts de la lémure.

"Mais ma foi, puisque tu proposes..." Elle feint d'être pensive, de compter ses heures sur un agenda imaginaire. Une question d'apparences, de voiler l'excitation. "Pourquoi ne pas me montrer maintenant, hm? Improviser, tiens."

Elle glisse à nouveau, effleure sa comparse pour scruter la boutique. Calme, reposante. Une sérénité qui est presque douloureuse pour son esprit volatil et instable.

"Et n'ose même pas prétendre être occupée, ça me vexerait."

Et c'était une porte de sortie bien trop facile pour qu'elle la laisse ouverte.

Malgré les facades, la lémure n'est pas entièrement dupe quand Vela fait mine de s'étonner de son aplomb insolent. Il n'y avait vraiment rien de surprenant à la voir insister, mettre le pied dans la porte et s'engouffrer dans les brèches.

Reste que la luthière plie, oublie un instant ses obligations, pour le plus grand plaisir de l'artiste. Cette dernière applaudit brèvement, salue avec enthousiasme cette tournure. Puis le temps du rangement, elle suit des yeux la petite fourmi dilligente, se gausse gentiment de la voir si organisée. Enfin, les deux passent le pas de la porte, la scellent pour la journée.

"Je savais qu'il y avait de l'espoir pour toi, perla mia. Vois et contemple! La liberté vraie, le monde entier duquel jouir en dépit du "quotidien" et des routines."

Esperanza semble danser sur le chemin, jette des yeux empreints de fantaisie sur tout ce qui attire son attention. Quelle idée, que de s'enfermer dans une pièce pour travailler tous les jours, toujours à la même chose. Quelle idée nauséabonde.

La chambre lui est enfin ouverte, elle s'immisce sans hésitation, fait sien le lieu. Encore une fois, déception et désespoir. C'est creux de sens, vide de substance, l'espagnole est lassée. L'habitude, l'expérience, des siècles entiers de manipulation et de farfouillage le lui insufflent: il manque des traces, des babioles qui en diraient plus sur Vela. Comme si elle avait consciencieusement effacé les traces de sa propre personnalité.

Impudiquement, elle s'étale de tout son long sur le lit, sans invitation. Elle adorait ça, après tout, briser les codes et choquer par l'intrusion.

"Je vais te dire, trésor. Ton antre aussi manque de sens, c'est gravissime." Un rapide regard aux meubles, au luxe qui l'entoure. Non, ça n'est pas assez. C'est trop commun, d'aimer le beau, il faut plus extravagant. "Mais, Ô fortune, je sais comment arranger ça."

Un rictus malicieux s'affiche sur son visage. Il n'y avait plus tellement de manières d'en apprendre sur l'intriguante dame que de lui voler directement ses secrets, tout juste dans sa psychée.

Elle avait beau lui reprocher son audace téméraire, la nécromancienne n'était pas moins aventureuse, ou plutôt audacieuse dans le contexte. Une main s'immisce dans l'espace de l'espagnol, frôle sa joue, glisse sur sa peau. Esperanza soupire, charmée, son sourire commence à devenir presque sincère. Il ne lui fallait pas vraiment plus de signaux, celui-ci demeurait franchement clair, toutes les étoiles s'alignaient pour signifier la même chose.

Mais elle est metteuse en scène avant tout, et cheffe d'orchestre quand ça lui chante. Lui vient l'envie de jouer, de mener la danse pour titiller Vela. Elle prend la main intruse entre les siennes, doucement. Puis, commence à laisser courir ses pouces sur sa paume, à masser la base de chaque phalange, adoptant un air un peu pensif, prétendant que ce n'est qu'un tic.

"Mmh, ce n'est pas le travail qui manque, mais déjà... des tableaux, tes murs sont tristes et vides." L'on pourrait commenter que la solution d'Esperanza pour embellir un lieu est toujours des tableaux, mais elle se défendrait en répondant qu'il n'y a pas mieux que la perfection. Ses lèvres s'étirent un peu, elle a clairement une idée derrière la tête. "Et je sais déjà lequel précisément rendrait merveilleusement bien, à pendre par dessus de la tête du lit."

Elle tombe dans un mutisme taquin, roule des yeux malicieux pour tenter de croiser ceux de l'italienne. Si la curiosité la rongeait, il lui faudrait demander directement. Pour l'heure, l'artiste se demande quoi faire de la main qu'elle tient captive, où la mener, comment la traiter. Elle a bien une idée de la finalité de son parcours, ne manquait que le chemin pour y parvenir.

Étonnament, Vela suite la valse des doigts et laisse sa main captive, comme désinteressée. Non pas que ça déplaise à l'espagnole, elle continue à caresser sa peau, à longer ses doigts. Elle en contemple un peu la noirceur, noirs comme les plus belles tragédies, noirs comme son âme viciée. L'italienne lui rend enfin son regard, se rapproche dangereusement, questionne ses intentions.

Esperanza soupire chaleureusement, réajuste sa position sans vraiment bouger, semble s'impatienter. C'est n'est plus vraiment de la malice qui brille sur son visage, elle a repris un air sérieux, mais toujours énigmatique.

"Je me disais... Que j'ai des très beaux portraits de moi, qui attendent toujours un mur digne de les porter. Et je me trouve tout à fait en harmonie avec ton monde."

Elle guide lentement la main pour frôler son visage, en prend le poignet pour la guider sous sa nuque. Puis, passe les bras par dessus les épaules de l'italienne pour la retenir, la piéger. Elle ne faisait que se placer en attente, n'allait pas vraiment faire l'effort de se hisser. Elle coupe court à toute protestation ou commentaire en reprenant la parole, siffle:

"Je sais, je sais, quel honneur je te fais -pas la peine de me remercier. C'est rien, de dire merci. Je préfèrerais que tu me montre ta gratitude."

Elle entrouvre ses lèvres, pour souffler le peu d'air que ses poumons ont volé. Encore convaincue que la luthière sait tout juste lire les pensées, elle laisse rouler dans son esprit milles compliments à son égard, s'imagine l'embrasser sous nombreux décors.

"Improvise."

Un ordre, amusant. Esperanza savait pour sa part exactement ce qu'elle faisait, au millimètre près.

La comédienne se rappelle d'une pièce qu'elle a joué, il y a longtemps. Elle portait un masque de Neptune, s'était hissée sur un promontoir en bois dépeignant une tempête, ou un cataclysme marquant la ruine d'un navire de matelots hardis. Le capitaine, implorant, demandait à la divnité de calmer sa colère, d'épargner l'insignifiant. Et la grâce fut accordée, la mer redevint calme à jamais. Puis, jour après jour, mois après mois, les matelots comprirent: il n'est pire sort que le trop calme, la pourrissure lente, la mort par le temps. Un rappel qu'à se faire vulnérable face à plus haut que soi, l'on perd toujours.

La scénette lui revient, alors qu'elle s'attache à la peau de Vela, respire doucement sur son épiderme, s'accroche pour ne jamais la lâcher. Elle avait bien plus l'habitude de disparaître après chaque caprice, de retourner aux sables pour n'être qu'un mirage. Pas cette fois, mais le silence la ronge, ce n'est pas son domaine. Elle le sait, elle le déteste, elle est attachée, pour une fois. Mais ça ne pouvait être réciproque, qui peut aimer un masque frivole sans substance derrière?

"Tu veux une confidence, cariño?"

Elle ricane un instant, amusée de sa propre malice. Au fond, elle n'avait pas songé à connaître l'italienne aujourd'hui, était venue avec d'autres plans plus chastes. Mais, théâtralement, avait suivi le flot des évènements. Elle murmure, lentement:

"Le violon était une excuse."

Une excuse à quoi, elle laissait volontairement le flou planer. Ça lui permettait au moins de réécrire l'histoire en fonction des humeurs de sa comparse, d'adapter un narratif à ses fins.

Et la lémure ponctue d'un baiser sur l'épaule, affectueux, peut-être trop. Puis s'y cale confortablement, imperturbable. Le moment est à la fois réconfortant et anxiogène pour elle, elle est un oiseau en cage. Un oiseau aux os si fragiles, à la vie si destructible. En un geste, un mot.