Memory of the lost
C'est marrant, tu sais reconnaître la respiration de quelqu'un qui dort. Surtout quand son souffle est contre ta peau. À peine te décales-tu légèrement que tu sens le poids de Constantine basculer et tu t'arranges pour le réceptionner tête sur tes cuisses. Tu ne peux plus récupérer ton café dans cette position. Il doit être froid comme pas permis, comme ce qui reste du sien. Finalement, ce n'est pas bien gênant de ne pas avoir fait de déca. Tu jettes ton mégot à proximité et il rate ton cendar. Bien tenté, tant pis.
Tu as fini par te taire, tu ne sais plus exactement quand ; du moins, ta voix n'emplit plus la pièce, à défaut de cesser de résonner dans ton propre crâne. Ta main hésite, puis vient caresser ses mèches blondes, le bout de tes doigts logé contre ses tempes, effleurant le sommet du pavillon de son oreille. Cela fait bien longtemps que tu n'as plus déclenché de catastrophe par ce simple geste, or c'est resté gravé dans ta mémoire musculaire, dans ce petit spasme de recul avant de donner suite à tes intentions.
Des pensées fugaces et insensées te traversent l'esprit à ce propos. Tu imagines ce que ça serait, de déclencher ton don nécromantique maintenant. Tu en viens à regretter de n'avoir su affiner beaucoup plus ta méthode depuis
la dernière fois, car en l'état tu es toujours bien assez lucide pour t'en empêcher : rien de meilleur ne pourra en sortir. Rien de constructif. Rien d'apaisant.
Et tu y perdrais tellement plus que dix années cette fois.Tu repenses au passé. Ta mentore aimait à croire que vos pouvoirs conjugués pourraient un jour servir à la guérison des maux du corps comme de l'esprit, si tant est que vous peaufiniez votre art. Si tant est que vous maîtrisiez leurs effets pervers.
Tes aspirations n'ont jamais été d'une telle noblesse, il s'agissait comme toujours avant tout de te servir
toi, de régler
tes problèmes. Pourtant elle fermait les yeux ; c'était son paradoxe. Elle, si rigoureuse et intransigeante quand il s'agissait de fabrication de potions, s'avérait moralement tellement plus grise à propos de vos quêtes respectives de
contrôle.
Et comme d'habitude tu étais toujours bien à la traîne derrière elle. Pour qu'au final elle n'ait jamais atteint son objectif, à ta connaissance. Le jour où elle a disparu, il y avait la tristesse, bien sûr, mais aussi le sentiment d'abandon. Elle était la seule à entretenir cette lueur d'espoir qu'il puisse y avoir une fin positive à tes erreurs. Tu pensais t'en foutre jusqu'à ce qu'elles s'éteignent toutes les deux.
T'en es loin. T'es si loin. Tu fixes le soleil depuis de trop longues minutes, tu t'en crames les rétines. Ça ne rallume pas cette fameuse lueur, d'un jour réparer ce que tu as brisé. De pouvoir faire amende honorable. Tu doutes pouvoir t'aider toi-même, alors les autres ? Tu as sur tes genoux la preuve morte de ton impuissance. Qui te reproche de t'accrocher quand même et il a peut-être raison, mais comment lui dire que tu ne peux pas, après tout ce que tu as sacrifié ?
Après l'avoir sacrifié ?Rien ne tourne autour de toi. Mais toi aussi, tu es piégé dans cette vision personnelle, égocentrique des choses. C'est la nature humaine, tu veux y faire quoi ? À part dormir, toi aussi, sans doute.
Peut-être bien qu'au réveil, vous serez deux à en raconter un peu plus. Plus sûrement, vous garderez vos chapitres douloureux pour vous. Ou bien irez-vous les confier à quelqu'un d'autre mais hé ; ni toi ni lui n'irez jamais voir de psy et c'est un comble, hormis les barmen et barmaids.
Tu fermes les yeux en concluant que tu paieras vos deux séances demain.