Mais c'est qui ce Dewey? - [Guillaume & Huia]

Je m'y attendais pas vraiment, mais il laisse couler que je prétende dormir assez pour mon bien. Je me fais pas d'illusions, on sait tous les deux que c'est absolument faux, et il doit savoir sentir les mensonges à des kilomètres à la ronde. Il saura jamais à quel point je le remercie intérieurement de pas appuyer et insister, de me coincer pour me faire cracher une vérité désagréable. C'est peut-être ça, la sagesse sociale, accepter ses mensonges pour laisser de l'air à l'autre.

Et ça repart sur tout un sujet, la norme. On pourrait y passer des heures, mais je sens qu'il va vouloir me balancer dans un lit avant. Ou s'endormir pendant que je parle, ça dépendrait de son état de fatigue. Personnellement, je peux raconter des inepties toute la nuit, ça doit aider d'être morte jeune.

"Les meurtres, surtout. Que ça fasse des vampires, c'est pas de mon ressort, je leur dois rien." Là encore, on pourrait discuter responsabilités et causalité, ça me passe un peu au dessus de la tête. "Pour l'instant j'ai croisé personne que j'ai mordu, j'aviserais quand ça arrivera."

Ça servira à rien de me torturer les méninges à imaginer la scène, faire les dialogues et prévoir mes réponses. La réalité dépassera toujours mes prévisions. Et puis, j'ai assez à faire en pensant à moi avant de penser aux autres. C'est pas que je vous aime pas (enfin, si, je ne vous aime pas) mais je suis la seule chose que j'ai pour acquise.

"Je sais pas vraiment si je dois déterminer être ou non normale, c'est pas ça, ni questionner la perpesctive..." C'est quoi, alors? Deux secondes, j'organise mes pensées pour former des toiles cohérentes, compréhensibles de préférence. Il doit trouver le temps long, entre mes silences. Mais il savait dans quoi il s'engageait, je pense. "C'est surtout, savoir, où je me place par rapport à la norme, dans un repère."

Quelque chose comme ça. Il existe une idée un peu facile de ce qu'est un individu normal, débattable et imparfaite, je veux juste savoir où je me tiens par rapport à ça. C'est pas le travail qui va manquer, mais eh: j'ai toute la nuit. Pas lui.

"Et si c'est grave, si c'est mauvais, ce que je suis."

Je l'ai jamais formulé devant personne d'autre, ça. Mais c'est la question, peu ou prou, qui motive chacun de mes pas depuis cinq ans déjà.

Il dérive un peu rapidement sur la question de la norme, et de sa légitimité. Oui, c'est sûr, si on change d'angle et qu'on relativise, tout est toujours relatif, ça avance pas à grand chose de le dire. J'ai un peu l'impression qu'il veut noyer le poisson pour m'éviter de culpabiliser, il sait très bien ce que je veux dire et dans quel contexte on vit. Pah, je laisse couler, j'ose pas tellement le contredire non plus. Il est si âgé que je me sentirais illégitime d'oser répondre négativement, rebellement.

Je soupire, me laisse m'affaisser un peu dans mon trône de couvertures pour fixer le plafond un moment. Peut-être qu'il a raison, au fond. Évidemment qu'il a raison. Le meurtre, c'est même plus un paramètre chez les morts, rien que formuler la phrase dans ma tête me fait pouffer. J'aurais quand même dû en parler à un collègue vampire, ç'aurait été probablement "mieux", quoi que ça puisse être.

"Ouais, j'imagine que je pense trop comme une vivante."

Et ce sera dur de m'en détacher, j'ai vécu la majorité de ma vie là-bas, toute mon éducation s'est faite durant ma vie. Faudra que j'efface mes réflexes, reconstruise tous mes axiomes en me basant sur les coutumes des morts. Ça aussi, ça sera un long travail. J'ai déjà une idée de la fatigue que ça me causera, elle me vient sous la forme de "flemme". Mais ce sera nécessaire, tôt ou tard, j'y penserai plus tard.

"Ça aide pas que je me sente pas chez moi, aussi. Je sais pas si c'est le changement de milieu, ou juste la ville en elle-même, j'ai juste pas le sentiment d'être vraiment chez moi. J'ai pas la familiarité du truc, quoi, même dans ma chambre je me sens un peu... flottante, de passage."

Allez, Guillaume. Donne moi toutes les solutions du monde, tous les conseils de l'ancien. Je risque de le retenir des heures à tout lui déballer un par un, et je sens qu'il sera trop poli pour me dire d'arrêter. Avec un peu de chance, il s'endormira à un moment, ça serait tellement mieux pour lui. J'ai même une couette à lui mettre sur le dos s'il s'effondre de fatigue.