La petite ritournelle

Pour des raisons évidentes, la plupart des spectres du monde des morts sont souriants. Ce type et moi étions des exceptions et ce n’était pas là notre seul point commun. Je pourrais en énumérer un certain nombre ainsi que de division. En commençant par le sucre – j’aime le sucre. Bien que je partage l’avis de ce garçon, cet appartement était un calvaire. Autant pour mes yeux que pour la personne qui devait être obligé de le nettoyer. Franchement, quelle idée ! Je suis tout au plus satisfait, tout au moins soulagé de le quitter en me dirigeant vers l’ascenseur démoniaque le plus proche. Ce type est un vrai clochard ! Pas même de quoi se changer, s’habiller ou se préparer. Comptait-il passer le restant de sa vie de mort à s’habiller uniquement de ses frusques ? Je ne suis pas très regardant sur la propreté, ni même sur les tenues vestimentaires. Contrairement, à mon confrère Pom Warren et ses milliers de douches par jour, ses crèmes, ses potions, ses dix-milles tenues et vêtements, je me contente de quelques vêtements, d’un gel douche qui sert aussi généralement pour les cheveux et de prendre une douche quand j’ai l’impression de sentir mauvais. Que ce soit deux dans la même journée, s’il a fait chaud ou deux par semaines, si j’ai rien foutu. J’entends Pom hurler à l’hygiène. Franchement pour un mec né à une époque où lui et ses pairs se cachaient derrière les escaliers du château de Versailles pour pisser, je trouve ça consternant !

Il me blague ? D’où je fous les jetons aux gens ? Je suis un type hyper sympa ! QUOI ? Qu’est-ce que j’ai encore fait ? Je ne pense pas que ça vienne de mon air caustique, ni de ma mine patibulaire, de mes menaces, de mon passif, de mon sale caractère, de mon corps qui semble dire à tout instant que je trouve les gens chiants, ennuyants ou agaçant. Non ! Je suis certain qu’il dit ça uniquement car je suis bronzé. Sale raciste ! Evidemment, que je plaisante. Je sais parfaitement que si les jeunes pucelles changent de trottoir en me voyant, c’est davantage parce que je donne l’impression de pouvoir les fracasser en battant des paupières que parce que mon teint est moins clair.

C’est qu’en plus, il continue de pousser mamie Margareth dans les orties, cet abruti ! Est-ce qu’il ne vient pas juste de me dire qu’il veut des écouteurs ? T’es sérieux, mec ? Je dois lui expliquer dans quelle langue que je ne suis pas sa baby-sitter ? A défaut d’être beau, il pourrait au moins avoir un cerveau. Je grogne et ne réponds pas : la meilleure arme contre les abrutis finis, c’est de les ignorer pour éviter de s’en mordre les doigts.

La question sur l’âge ne me fait absolument rien. Je suis désolé, je ne vais pas réagir à chacun de ses mots. Là encore, ça me rappelle mon employé : les lèvres pincées, paupières qui battent, fard sur les paupières, balbutiement, yeux écarquillés, air pincé, rires aux milles nuances. Parfois que ce soit lui ou les autres petits spectres expressifs, j’ai vraiment l’impression d’être dans une de ses téléfilms très mauvais où il faut tout exagérer. Je ne suis pas un même, un gif, un émoticon ! Je ne vais pas bondir à tous les mots.

Je réponds, cette fois-ci assez poliment, sauf que … voilà ! Il est encore imprécis. Longtemps c’est quoi ? Cinq, dix, vingt, quarante, cent, deux cents, mille ans ? A quel moment devient-on un vieux spectre ? Car techniquement, tu peux rencontrer un enfant de nombreux siècles et un vieillard de dix ans. Disons qu’à mon époque les contes de fée n’existaient pas. Que les gens se battaient pour avoir ce qu’ils veulent. Qu’on aurait bien rigolé en voyant les pruderies des uns et des autres ; et que je suis très bon aux jeux d’histoire vu que j’ai vécu avec.


«  Je pense que pour toi, ça doit être l’équivalent de longtemps. »

Est-ce-que cela m’inquiète ? Absolument pas ! Je n’attends que ça. Je ne suis pas un drogué, je prends soin de ma santé, je fais du sport – à moindre effort – et je fais attention à ce que je fais. Toutefois, c’est parce que j’ai juré de prendre soin de moi. Je n’attends toutefois qu’une chose – et tu le sais – c’est pouvoir te retrouver. Je suis pas du tout convaincu par la thèse qui veut qu’il y a encore un monde après celui-là. Je n’y crois même carrément pas. Toutefois, je me dis que s’il y avait la moindre petite possibilité, je préfère mettre mes chances de ton coté.

Par contre son impression d’être dans un jeu vidéo, je la comprends ! J’adore tellement ça il faut dire. Tout à l’heure, à leurs évocations, j’ai d’ailleurs énuméré mentalement tous ceux que je voulais acheter. Je joue à tout type de jeux. Avec Pom, on est même sur un réseau où on incarne des personnages pour des quêtes d’aventurier. J’adore ce jeu et y jouer. J’y ai deux ou trois personnages. L’un est homme roi de brigand, l’autre une femme – marié avec – qui te ressemble sans doute un et aussi ….

Je me disperse, je me disperse. Je rentre dans l’ascenseur ! Et là, ça va être folklo ! C’est comme-ci on devait tirer aux dés du hasard, l’endroit où on a le droit de se rendre. Ce n’est pas comme-ci, c’est totalement ça ! Tu peux toujours appuyer sur le bouton de l’étage. Cela ne mènera à rien du tout ! Je n’ai pas envie de râler, après ça, mais FRANCHEMENT QUE FOUS JOSHUA ?



« T'attache pas à mon charme fou, je vais bientôt crever. »

Mes phalanges se craquent à cette annonce. Je n’ai absolument rien contre ma mort ! Là n’est pas le problème ! Surtout si on considère que vu l’âge général des morts à l’époque, j’étais sans doute en fin de vie. Et puis, c’était prévu depuis le départ. Je ne peux pas râler contre ce que je savais.


« Si tu prends soin de ton corps et de ton esprit, tu peux espérer vivre entre dix et treize siècles. On t’a expliqué ce que les spectres devenaient ? Ce second corps se désagrège, se transforme en des restes de cendriers. Cela arrivera aussi si tu négliges tes besoins vitaux. Une lente et douloureuse agonie. D’ailleurs, ça arrive souvent à vos stars anorexiques quand elles viennent ici ! Elles abusent et finissent par devenir plus fine qu’un grain de poussière. »



Parler de la mort ne me met pas mal à l’aise et parler de la mienne non plus.



«  Je pense que pour toi, ça doit être l’équivalent de longtemps. T'attache pas trop à mon charme fou, je peux tomber en poussière à tout instant. »