Dating sim [Shirley]

« Je voudrais découvrir un peu Tokyo », qu’il avait dit. « Depuis plus d’un an que je suis là, je n’ai pas encore pris le temps de tout visiter », qu’il avait ajouté. « Ne voudrais-tu pas te balader un peu avec moi, Shirley ? » qu’il avait conclu.  

Techniquement, rien de tout cela ne correspondait au plan qu’il avait précisément en tête mais ce ne sont pas des mensonges non plus. Vassili a tout calculé. Il a vraiment envie de découvrir Tokyo ; il n’a vraiment pas pris le temps de tout visiter.

Il a tout calculé et hier il a essayé de murmurer (dans la discrétion la plus totale bien sûr) ces phrases face au miroir de la salle de bain pour être sûr d’être capable de les prononcer ce matin.

Si Shirley avait décliné l’invitation, il serait revenu à la charge quelques jours plus tard pour ne pas sembler trop louche. Heureusement, Shirley lui a épargné de nouveaux calculs en acceptant.

Ils se sont promenés quelques temps dans le parc (une heure et quart, précisément) afin que ce soit subtilement que leurs pas les mènent au temple Meiji. La subtilité est l’atout numéro 1 du plan de Vassili, bien sûr. Si Shirley lui avait posé une question sur leur destination, il aurait répondu « je n’ai guère eu l’occasion de contempler d’architecture japonaise de mon vivant et je souhaiterais y pallier ».

Ce n’est pas un mensonge non plus.  

Si quelqu’un lui demande il répondra que tous ces calculs le fatiguent ; mais alors, pourquoi tant se compliquer la vie mort ?
Les voilà devant le temple, de toute façon.

- On dirait bien que les monuments historiques attirent une foule de touristes beaucoup plus fournie et bigarrée qu’au cours de mon jeune temps.

Arrête de parler comme un papi, Vassili, tu n’as dépassé le demi-siècle que de peu…
Dans ses calculs, il a également inclus une petite pause, une observation plus attentive des spectres, puis une modification de son expression faciale afin de refléter une intense surprise.

- Oh, zut, on dirait bien que le temple est désormais un lieu de dating…

Il ne peut pas dire « je ne savais pas », ce qui serait pourtant tellement plus simple… Heureusement, cela aussi il l’a calculé.

- Il me reste encore tant de choses à apprendre sur le Tokyo des morts, jette-t-il donc en guise d’excuse.

(ceci dit, tous ces simagrées sont probablement assez inutiles, dans la mesure ou Vassili est un comédien tout à fait médiocre)
Nouvelle pause, cette fois pour mimer une grande réflexion.

- Ceci dit, maintenant que nous sommes là… peut-être pourrais-tu en profiter pour approcher quelques hommes ? Qu’en penses-tu ?

Si on lui avait dit qu’il se mettrait en tête de jouer les entremetteurs, il n’y aurait pas cru –et pourtant, c'est présentement le rôle qu'il endosse. Incroyable tout ce qu'il ferait pour sauver l'avenir de sa momie de colocataire.

Shirley semble gober son histoire avec tant de naïveté que, si Vassili n’était pas absolument convaincu d’agir dans son plus strict intérêt, il pourrait presque se sentir coupable.
Mais comme c’est pour son bien qu’il organise toute cette mascarade, il ne culpabilise absolument pas.

Et ce, même lorsque le malaise suinte du seul argument qu’elle trouve (timidement) à lui opposer –lequel concerne son habillement. D’ailleurs, il balaie ledit argument d’un geste désinvolte de la main, après avoir succinctement évaluée la jeune femme du regard.

- Ne t’inquiète donc pas, tu es…

Le « superbe » ne veut pas sortir.
Que ce pouvoir maudit soit calciné en enfer.

- tout à fait…

« Magnifique » ça ne fonctionne pas non plus.

tous ces superlatifs sont réservés à l’image qu’il conserve d’Irene bien sûr bien sûr bien sûr comment pourrait-il l’oublier Irene Irene IRENE IR--

Stop.

- convenable.

Quelle piteuse conclusion ! Le problème est qu’il n’est absolument pas en mesure de faire mieux.
Il a immédiatement envie de s’en excuser ; à contrecœur il n’en fait rien, songeant que ça ne ferait qu’accentuer son malaise.

Heureusement, en acceptant (du bout des lèvres, toutefois, il s’en rend bien compte) d’aller faire un tour à l’intérieur, Shirley coupe court à ses tergiversations.

Pour se faire pardonner, il tente d’être une présence la plus rassurante possible aux côtés de sa colocataire.
Du moins jusqu’au moment où elle aura repéré un bel éphèbe ; alors il se volatilisera, en bon chaperon respectueux, tel un modèle de discrétion et de délicatesse.

Mais pas trop loin, pour être sûr que tout se passe bien.

Ceci dit, pour le moment elle a plutôt repéré le buffet.

Incapable de retenir une petite moue dégoûtée face aux verres d’alcool, Vassili se détourne brièvement afin de se saisir d’un verre de jus de fruit. C’est moins distingué qu’une coupe de vin, pour sûr, mais l’odeur suffit à lui donner la nausée.

- Oui, il y a du monde. Peut-être que nous sommes arrivés au beau milieu d’un événement spécial. Ou que Tokyo regorge de célibataires déses—

Vassili marque une pause car enfin la tentative de détournement d’attention est décryptée correctement par son cerveau.

Est-ce qu’il voit quelqu’un à son gout ????

Sans même y réfléchir il vient tripoter son alliance, la lâchant rapidement mais à regret.
Il va faire mine n’avoir pas compris la question. Voilà. Ça, c'est une bonne stratégie. Bien joué champion.

- Ce n’est présentement pas mon gout qui importe, Shirley, mais le tien. Si je sélectionnais un compagnon à ta place, ce serait contre-productif, n’est-ce pas ?

Quelle superbe pirouette ! Quelle magnifique esquive ! Vassili vient de gagner un point de rhétorique.

- D’autant que je suis furieusement mal placé pour estimer l’attrait que peut avoir un individu masculin.

Preuve de sa suprême abnégation, il essaie toutefois de repérer un spectre jeune, au visage lisse et d’une taille respectable –il ne voit pas vraiment quels autres critères utiliser.
Lorsque finalement il parvient à un compromis lui semblant à peu près intéressant, il désigne la cible d'un bref mouvement de menton.

- Que penses-tu de celui-ci, par exemple ?

Des excuses, toujours des excuses. Vassili a un petit sourire indulgent.

- Il te suffit d’attendre qu’il ait terminé. A moins que tu ne préfères, hmmmm…

Le recherche de quelqu’un dont le visage crie « JE SUIS GENTIL », puisque c’est ce que Shirley semble désirer, l’occupe un petit moment.
Un spectre à l’air naïf (probablement car ses yeux sont un peu trop écartés) fera peut-être l’affaire.

- Celui-ci ? Il est très… souriant. De plus, regarde, il ne discute avec personne. Ou alors ce grand brun là, celui qui vient par ici ?

Vassili a beau tenter d’étouffer ce souvenir, cette petite mascarade lui évoque les discussions qu’il avait avec sa fille devant ses photos de classe. Sasha levait les yeux au ciel à chaque question qu’il posait sur un garçon, et lorsqu’elle roulait des yeux plus fort il savait qu’il avait touché juste.

Stop.

Revenant au présent, il voit le regard de sa colocataire s’égarer vers les femmes ; il est prêt à la remettre dans le droit chemin lorsqu’elle le coupe brutalement dans son élan.

Quel est son genre de femme ?
Le genre dans le coma, merci bien.

Evidemment, il ne peut pas vraiment répondre ça.
Avec un petit rire, Vassili rejette d’un mouvement de tête la spectre proposé.

- Un peu plus jeune ? Elle doit avoir environ ton âge, Shirley. Même avec mes potions, j’ai plus de rides qu’elle.

Cette tentative d’humour devrait marquer la fin du game… non ?

Non.

Il en faut malheureusement plus pour décourager Shirley.

La proposition qui suit a beau le crisper, il a beau chercher un moment une réponse suffisamment nette pour être définitivement tranquille avec ça, il ne trouve rien.

- Je suppose que ça serait juste.

C’est évidemment avec une extrême mauvaise grâce qu’il le reconnaît ; puis, dans un soupir, il abandonne le combat.

- Très bien. Si tu m’assure qu’il ne s’agit pas simplement d’une ruse pour t’enfuir, je veux bien te rejoindre dans tes efforts. J’irai… parler à une femme.

Certainement pas de leur avenir commun, mais il ira parler à une femme si c’est ce qu’il faut à Shirley.

- A toi l'honneur.

Il ne faut pas exagérer non plus.

Ses propositions n’ont pas soulevé grand enthousiasme chez sa colocataire, Vassili en est conscient. Il fait ce qu’il peut, mais de toute évidence ses goûts en termes de gent masculine restent à perfectionner.

Puisqu’il n’a aucun humour, c’est le plus sérieusement du monde qu’il prend la taquinerie de Shirley à propos de ce fameux grand brun.

- Cesse donc de dire des bêtises, c’est toi qu’il regarde, lâche Vassili avec l’assurance de celui persuadé que l’hétérosexualité est l’unique voie valable dans la vie.

Le problème, c’est qu’à peine Shirley s’est-elle éloignée d’un pas que ses suppositions trouvent leur vérification concrète ; le type tente d’amorcer une conversation.  

- Peux-tu m’aider ? J’ai un problème avec mon téléphone.

Vassili, bien évidemment, commet l’erreur de lui accorder suffisamment d’attention pour qu’il continue.

- Il n’y a pas ton numéro dedans.

Plutôt que le « tous des dépravés » qui résonne sous son crâne, c’est avec un soupir découragé qu’il répond à cette piètre tentative d’approche.

- Monsieur, je suis navré de ne pouvoir donner suite à votre demande. Voyez-vous, je ne suis qu’un hétérosexuel tout ce qu’il y a de plus classique et l’idée d’entretenir un jour une relation homosexuelle m’écœure.

Hum. Etant donné la moue réprobatrice de son interlocuteur, Vassili a sans doute fait preuve de ce qu’on lui a souvent défini comme étant un "cruel manque de tact".
Tant pis. Ils s’en remettront tous deux.
Il se promet toutefois d’essayer de faire preuve de davantage de délicatesse à l’avenir. Il commence même dès maintenant, en lui lançant un aimable « bonne journée » avant de tourner les talons.

Pendant un long moment, il cherche quelle femme pourrait-il bien approcher afin d’honorer sa promesse mais :
1- En vérité, il est occupé à surveiller Shirley (aussi discrètement que possible, bien entendu). Par chance, elle semble relativement à l’aise. Enfin, autant à l’aise que peut l’être Shirley en pleine discussion avec  un inconnu.
2- Les femmes de son âge sont relativement rares.
3- Ceci est une excuse foireuse afin de repousser au plus tard possible une éventuelle prise de contact.

Il voit Shirley jeter quelques coups d’œil dans sa direction. Sa petite menace n’est pas tombée dans l’oreille d’un sourd et la crainte d’être pris en flagrant délit de rupture de promesse pousse finalement Vassili à aborder une fausse blonde sans véritable charme et aux vêtements aussi tristes que les siens.

- Bonjour madame.

Il lui suffit de ce petit bonjour cordial et d’un sourire pour que la dame en question déballe toutes ses tentatives de dragues les plus lourdes.
Elle ponctue même d’haussements de sourcils évocateurs. Vassili ignore ce qu’ils sont censés évoquer, mais ils essaient définitivement de lui faire passer un message.

- Ecoutez, écoutez… finit-il difficilement par l’interrompre, je tiens à être honnête avec vous.

De toute façon l’inverse me demanderait trop d’efforts.

- En réalité, si je suis ici, c’est simplement pour accompagner une… amie et lui permettre de rencontrer un homme avec qui elle pourra s’établir durablement afin d’être heureuse –ainsi qu’au passage cesser certains errements dans lesquels elle s’est égarée… Je suis venu vous voir car elle m’a demandé de discuter avec quelqu’un pour faire de même.

ALERTE : la contrariété tord son visage, rattrape le coup, VITE.  

- Vous êtes probablement très aimable, plutôt jolie, relativement intelligente, en bref vous avez sans doute beaucoup de qualités, mais vous ne m’intéressez pas --

C’est le moment où il désirait ajouter « romantiquement du moins », en référence à sa précédente promesse de délicatesse, mais il semblerait bien que son pouvoir considère cela comme un mensonge et qu’il doive donc se passer d’un tel ajout.

La pauvre femme éconduite se met brutalement à pleurer, ce qui empêche malheureusement de plus amples explications. Elle hoquette si fort entre deux sanglots qu'il est incapable de comprendre le moindre de ses mots.

Seigneur, tout le monde commence à les regarder...

Totalement démuni, Vassili tente d'appeler silencieusement Shirley à l'aide.