Seven new ways that you can eat your young ft. Antonio

Le jour commence à se coucher, laissant place à la nuit.
Devant le miroir, Wynn s’observe. Il remet le col de son pull, passe sa main dans ses cheveux. Il regarde ses yeux, ses dents. Il repasse la main dans ses cheveux. Ils deviennent un peu long et ça le gêne. Mais il n’aime pas qu’on les lui touche, alors il repousse un peu chaque jour l’échéance. Il s’observe de nouveau, avant de soupirer longuement en se tenant au rebord du lavabo, la tête penchée vers le bas. Il n’a pas envie d’y aller, il n’a pas envie de sortir. Wynn est fatigué, fatigué par le travail qui s’accumule en cette fin d’année, fatigué par ses bien trop courtes nuits, et il est fatigué d’avance rien qu’à l’idée de devoir voir Antonio.

Nouveau soupir. Dernière vérification. Il sort de la salle de bain, enfile une veste avant de s’asseoir dans l’entrée pour mettre ses chaussures. Il caresse Rhys une fois, deux fois, trois fois avant de se relever. Lorsqu’il referme la porte, il est pris d’une envie soudaine de juste rentrer de nouveau, tout annuler et rester avec Rhys. Mais il sait qu’il ne pourra pas y échapper pour toujours et, en plus, il semblerait que ça soit important. Alors il tourne le dos à sa porte d’entrée bien à contre-cœur avant de descendre marche après marche. Il commence à faire froid à Tokyo, mais il préfère largement ça à la chaleur étouffante de l’été. Il décide de marcher, évitant soigneusement les transports et le métro. Il sait pertinemment que ça lui prend le triple du temps, mais ça le prépare mentalement. Il se récite quelques phrases, entre coupé de soupirs, il réfléchit.

Et le voilà déjà devant les portes du restaurant. Il observe à travers la vitre la plus proche s’il y voit un visage familier. Rien. Peut-être que finalement, ça ne se fera pas ? Il rentre, se présente et demande si un certain Antonio La Rosa est déjà arrivé. On lui montre une table plus loin, il ne peut retenir un roulement d’yeux couplé à un petit soupir d’exaspération. Heureusement que Wynn ne prend jamais la peine d’espérer. Il remercie l’employé d’un geste de la tête avant de se déplacer de lui-même vers la table, à pas lents, très lents. Il remarque son regard et comme à son habitude, il fixe juste à côté de son visage pour ne pas croiser directement ses yeux. Il finit par atteindre la table et se glisser sur la chaise de manière totalement saugrenue. Soupir.

« Bonsoir, Antonio. »

Silence de sa part. Les mains posées à plat sur ses cuisses, il regarde légèrement vers la table d’à côté avant de tourner son visage de nouveau vers son interlocuteur. C’est déjà difficile et il n’est là que depuis quelques secondes.

« Tu m’as invité, me voilà. Avais-tu une raison … particulière, de m’appeler ? »

Parce que dans le cas contraire, il a plutôt envie de partir. Il n’aime pas les restaurants spécialisés pour vampire. Il n’aime pas manger devant des gens qu’ils considèrent comme de vague connaissances irritables. Il veut juste mettre rapidement fin à cette plaisanterie.

« Wynn ! Quel plaisir de te voir.

Ça n’est pas réciproque. »

Le ton est froid et cassant. Pourtant sa voix ne s’élève pas, elle reste parfaitement neutre. Plate. Il observe son interlocuteur ; sa chemise noire tape à l’œil et ses boucles d’oreilles complètent parfaitement son costume de vampire tel qu’on peut l’imaginer dans un vieux roman gothique. Son œil unique l’observe alors que Wynn évite soigneusement de croiser son regard ; il fixe un coin de son menton sans sourciller. On pourrait croire qu’il est incapable de cligner des yeux tant il peut rester comme ça un long, très long moment. L’ambiance est lourde, ses mains ne décollent pas de ses genoux. Raide, impassible ; et pourtant tout le malaise de la situation se lit dans ses yeux d’un brun profond.

« Cela fait si longtemps qu'on ne s'est pas parlé ! Est-ce que ce n'est pas suffisant pour réserver un peu de temps, entre amis ?

… Nous n’avons définitivement pas le même concept du mot « ami ». Pourrais-tu en venir aux faits, si ça n’est pas trop te demander. Car du temps, je n’en ai pas énormément à t’accorder aujourd’hui. »

Les poings se serrent sur ses genoux, cachés par la nappe de la table. Il soupire, finissant par regarder l’œil d’Antonio. Ce regard qui réussi à l’irriter et le rendre perplexe à la fois. Pourquoi l’appeler pour parler entre amis. Il ne comprend pas ce qu’il entend par là, ce qu’il veut lui dire. Il ne le voit pas comme un ami -quand bien même il ne voit pas grand monde ainsi. Et son sourire plus brillant qu’un phare en plein visage ne t’aide pas à changer ce sentiment. Mais son regard est vite interrompu par un inconnu qui dépose quelque chose devant eux.

« Ah ! J'espère que ça ne t'embête pas, j'ai pris la peine de commander à boire avant que tu arrives. A+, c'est bien ça ? J'ai retenu car c'est aussi ce que je préfère.

Comment ça, A+ ? »

Comment. Son regard glisse vers la table et il remarque la fameuse coupe. Sa réaction est instantanée. Il détourne la tête, serrant la mâchoire si fort que ses dents pourraient se briser sous la pression. La veine de son cou ressort ; que ce soit de la colère ou simplement la vue du sang qui le fait réagir elle est fortement visible à l’œil nu. Est-ce qu’il prend ça à la rigolade ? Est-ce une forme de provocation. Le poing se serre encore plus alors que de sa main droite, il repousse la coupe avec lenteur et difficulté. L’odeur lui parvient déjà et il sent ses dents qui lui picotent ; heureusement qu’il reste encore deux semaines avant sa prochaine sortie.

« Je ne sais pas ce que tu cherches à faire exactement. Mais je n’ai pas envie ni besoin de boire, merci. Il serait préférable que tu demandes au serveur de récupérer ce … verre. »

Il semble ignorer Wynn et ça l’irrite encore plus. Le verre a beau avoir été repoussé il ne lui jette pas un regard alors que le gallois lutte pour oublier son existence. C’est dans ce genre de moment qu’il maudit encore plus sa nouvelle mort en tant que vampire ; il ne supporte pas avoir autant de mal à se contrôler. A devoir serrer les poings et utiliser le peu de patience et de maitrise qu’il a. Car il refuse, purement et simplement, de donner raison à Antonio. Il est têtu -et il n’a pas envie de voir son petit sourire satisfait, ni entendre la moindre réflexion.

« Allons, ne sommes-nous pas frères du fait de notre condition ?

Non. »

C’est toujours aussi froid et incisif.

« Je ne considère pas chaque vampire existant comme un "frère" ou une "sœur", merci bien. »

Le dégoût se lit sur le visage de Wynn. Plusieurs noms lui viennent en tête de personnes qui, au grand jamais, il ne les considérerait comme des proches. Ni même des ami·e·s ou de simples connaissances. Il n’a pas besoin de ça. Il observe Antonio qui semble sentir sa coupe et ça retourne un peu l’estomac du gallois ; il ne sait pas si c’est la vision du vampire qui renifle du sang ou son sourire insupportable qui le rend malade mais il n’a qu’une envie c’est de partir. Et il pèse longuement le pour et contre dans son esprit, son regard verrouillé sur la main d’Antonio qui tient la coupe.

« Nous sommes des anormalités dans le monde des morts et des vivants. Nous n'avons que nous-mêmes sur qui compter. Pourtant tu refuses de fraterniser avec un de tes compères. Je suis heurté, tu sais. »

Long soupir de la part de Wynn, qui desserre enfin un peu les poings. La coupe est suffisamment loin et l’odeur est trop faible pour que ça puisse continuer à le rendre malade. Il réussit à inspirer, expirer et retrouver une forme de contrôle. Minime, mais existante malgré tout.

« Je n’ai pas besoin de te préciser que je n’en crois pas un mot. »

Wynn s’enfonce un peu plus dans sa chaise, grattant quelques précieux millimètres pour s’éloigner un peu plus de l’italien.

« Nous ne sommes pas les seules anomalies. Et être ami ou même pire, frère, ça ne m’intéresse pas le moins du monde. Alors, je me répète mais … »

Petit silence.

« Qu’est-ce que tu me veux, exactement ? Est-ce que c’est encore une de tes manies à essayer t’énerver ton monde ? J’ai du mal à saisir pourquoi tu aimes tant te comporter comme ça, Antonio. »

« Tu dirais donc que nous appartenons à l'ordre naturel ? Intéressant. Je ne m'attendais pas à une réponse aussi progressiste de ta part. »

Long soupir. Le vampire retrouve parfaitement Antonio dans cette déclaration : prendre ce qui lui convient, le tordre pour le renvoyer au visage l’air de rien. Il ne compte plus le nombre de fois où il l’a observé sourire –ce même sourire insupportable qu’il porte actuellement, avant de déformer les propos de quelqu’un. Wynn ne comprend pas pourquoi, si ce n’est d’avoir la satisfaction d’avoir raison et d’enrager son interlocuteur. Et bien qu’il le sache parfaitement, il réussit à l’énerver. Car une part de Wynn ne peut s’empêcher de se demander et de douter ; est-ce qu’il n’a réellement rien compris ou agit-il comme ça délibérément.

« Non. Je considère simplement que les vampires ne sont pas plus une anomalie que n’importe quel autre fantôme. »

Il le pense. Après tout, dans sa jeunesse, les écrits que son père lui répétait encore et encore au point de le terroriser ne faisaient pas mention de fantôme ou même du Monde des morts. Il a grandi entourer de la peur des démons, du Diable, de l’Enfer et ce genre de chose, ne laissant que peu de place à la réflexion et la possibilité de croire à quelque chose d’autre que le Paradis et l’Enfer. Alors les vampires, c’était d’autant plus absent. Les fantômes aussi. Bien qu’il commence à dépasser le siècle il n’y est pas toujours tout à fait habitué, au fond. Il observe Antonio boire et le bruit le répugne -et ça se voit.

« C'est gentil de t'intéresser à moi.

Ne me prête pas des attentions que je n’ai pas. »

Le nombre de personnes qui peuvent réellement intéresser Wynn est très bas. Et Antonio n’en fait clairement pas parti, d’autant plus après ce qui ressemble de plus en plus à un traquenard.

« J'ai envie de te retourner la question. Pourquoi ne te comportes-tu pas comme le vampire que tu es ?

Je ne te suis pas. »

La question le prend au dépourvu. Elle tranche avec le reste des absurdités qu’Antonio a pu dire depuis le début de leur conversation car elle semble … Trop direct. Presque sincère. Une impression renforcée par ses bras qui se croisent, son air qui devient bien plus sérieux, le regard qui plonge dans celui de Wynn qui détourne la tête d’un coup.

« Non, sincèrement. As-tu peur de ce que tu es, Wynn ? »

Le silence qui suit est pesant. Wynn s’accroche au rebord de son siège, les doigts solidement crispé autour du bois. Il semble réfléchir. Il semble ne pas s’attendre à cette question. Ni à ce changement de ton. Il n’aime pas ça et il a envie de partir mais ses jambes sont comme clouées au sol. Sa bouche s’ouvre, se referme, plusieurs fois tel un poisson qui manque d’air. Et l’air lui manque, effectivement ; il oublie presque d’en respirer.

« … Non. Je ne crois pas. Je ne suis pas sûr de comprendre ta question, en réalité. »

Il n’aime pas mentir et il n’est pas doué non plus.

« Je n’ai pas peur de moi-même. Je n’aime juste … Pas les vampires. Ni en être un. Ni de … devoir tuer pour me nourrir. »

Il dégluti lentement. Il déteste chaque seconde de cette interaction.

Une brûlure au niveau de la poitrine, il évite soigneusement de regarder dans la direction d’Antonio. Il ne cherche pas à être discret ce n’est pas ce qui l’intéresse ; il ne veut juste plus voire ne serait-ce qu’un morceau de son visage. Il l’énerve, lui et ses questions étranges. Lui et sa façon absolument intrusive de mettre son nez là où ça ne le regarde pas, s’inviter dans la vie et la tête de Wynn sans même demander la moindre permission. Il se serait bien enragé s’il n’était pas aussi perdu et pris au dépourvu. Qu’est-ce qui peut bien l’intéresser là-dedans de toute façon ? L’avis de Wynn ne le concerne pas, ne le regarde pas, ils n’ont rien en commun de plus que leur condition de vampire. Ni ami ni vraiment ennemi, il vivrait parfaitement sa mort sans avoir à le croiser ou même lui parler. Sans s’en rendre compte, ses doigts s’accrochent à la chaise avec une telle force que les jointures de ses mains commencent à lui faire mal.

« Tu m'épates. »

Silence. Il n’a rien à dire ; il ne voit pas pourquoi Antonio lui dit ça. Mais sa façon de parler, le ton de sa voix en fait grimacer le visage de Wynn.

« Les vampires ne sont pas différents des autres fantômes et pourtant tu les – tu nous -  détestes, Wynn ? Ça ne fait aucun sens.

Je … »

Il ne sait quoi répondre, mis face à sa propre contradiction. Il ne différencie les vampires des autres fantômes que par une chose : le besoin de tuer pour se nourrir et continuer à exister en tant qu’être fantomatique. Hormis ça, il ne voit pas de différence dans l’anomalie que ce Monde représente à ses yeux. Il ne déteste pas les fantômes, mais il déteste les vampires. Plus exactement, il déteste les vampires qui inexorablement en créé d’autre, encore et encore ; ce qui revient à tous et toutes les détester. Antonio y compris. Lui y compris. Il ne se sort pas du lot, il n’inclut parfaitement dans sa déclaration. Et pourtant. Et pourtant la contradiction reste là, visible, mordante.

« Nous ne sommes pas des monstres ni même une anomalie et pourtant comme si c'était le cas. Qu'est-ce qui ne va pas chez toi ?

Tout fantôme … est une anomalie. Les vampires ont simplement la malchance de devoir être des meurtriers en plus du reste. Et c’est ça, que je trouve monstrueux. »

Wynn relâche un peu la prise sur son fauteuil, soupirant lentement et profondément comme pour reprendre une forme de contrôle. Son raisonnement lui semble logique, pourtant. Alors pourquoi les mots d’Antonio le mettent si mal à l’aise ? Pourquoi il a cette impression horrible de ne pas réussir à s’exprimer ?

« Et tout va très bien chez moi. Je ne comprends juste pas ce qu’il peut y avoir de supérieur ou de normal à devoir se nourrir de sang, à devoir chasser, tuer. Nous sommes déjà morts, est-ce que c’est pas suffisant comme situation … étrange ? Je n’ai juste pas envie de m’habituer à avoir du sang sur les mains. »

Nouveau soupir, sa main passant sur son visage un peu plus pâle qu’à son arrivé.

« Je t’épates peut-être mais toi, tes questions m’énervent. »