Pour qui sonne le glas ft. Wynn

Le voilà de nouveau, assis face à ce tableau. Les épaules légèrement voutés, bras posés sur ses jambes et mains croisés, comme envouté par l’œuvre qui se tient sous ses yeux. Wynn a toujours aimé les musées : le calme qui y règne, les odeurs de peintures qui se mélange aux odeurs de toiles, la sensation du bois sous ses doigts. Il y trouve une forme de paix, un « quelque chose » qu’il ne sait expliquer mais qui l’apaise. Il a toujours été comme ça, trop calme pour le monde qui l’entoure et en même temps trop furieux. Ici, la colère laisse place à la passion et le calme règne en maître. Il profite souvent d’un moment de repos pour y faire un tour, devenant un habitué des lieux depuis bien des années. Parfois, il y reste une demi-heure avant de rentrer et parfois, comme aujourd’hui, il y passe sa journée. Et aujourd’hui, son attention est retenue par une œuvre en particulier.

« Body of a Courtesan in Nine Stages ». Une vieille série de peintures sur soie qui montre les différentes étapes du corps dans la mort. Mais celle qu’il préfère, c’est la dernière. Il ne sait pas pourquoi ; ce n’est pas comme si c’était une fascination morbide, loin de là. Quelque chose dans l’image, dans les traits du dessin le réconforte un peu. Il n’est pas forcément un expert en art, quoi qu’avec le temps il se débrouille. Mais cette œuvre provoque en lui quelque chose et il n’arrive pas à mettre le doigt dessus. Alors il aime l’observer longuement, sans vraiment prêter attention au reste. Mais du coin de l’œil, il semble apercevoir une couleur rougeâtre avant d’entendre une voix douce percer le silence.

« Un faible pour cette œuvre-là, Monsieur ? »

Il sursaute légèrement, ses épaules se redressant d’un coup comme pour se mettre en garde. Un réflexe naturel chez lui, lui qui n’aime pas spécialement que son espace personnel soit envahi sans prévenir. Mais il reconnaît le visage et la chevelure de la personne qui se trouve derrière lui. Depuis un moment, il avait remarqué. Cheveux de feu, apparence fine et élancée bien que petite. Les regards échangés, les petits gestes de la tête comme pour reconnaître la présence de l’un et l’autre. Au départ il était méfiant, comme toujours avec les personnes rouquines. Puis presque intrigué –non, curieux plutôt. Mais il ne s’attendait pas à ce qu’il lui adresse la parole, surtout sans prévenir. Et de le voir s’installer à côté de lui ; ce qui déclenche chez Wynn une envie de se décaler légèrement pour remettre un peu d’espace entre elleux, ce qu’il fait d’ailleurs.

« Vous avez l'œil expert. Ça ne m'étonnerait pas que vous vous y connaissiez, vous en avez tout à fait l'allure. »

Petit silence. Il n’a pas l’habitude des conversations –enfin par totalement. Il regarde ses pieds, puis ses mains avant de reposer son regard sur le tableau.

« Oui, j’aime beaucoup cette œuvre. »

Les mots sont lents et sa voix grave et monotone n’aide pas.

« Je … ne sais pas si je m’y connais tant que ça. Mais j’aime beaucoup venir ici. Vous aussi, non ? Il me semble vous avoir vu de temps à autre. »

« C'est vrai que cela fait longtemps que je viens ici, assez souvent pour savoir plus ou moins m'y repérer. Et suffisamment pour reconnaître les habitués comme vous qui aiment y déambuler. »

Un habitué. Peut-être. Très probablement. Après tout, il vient souvent. Peut-être un peu trop. Pour lui il n’est même plus question de savoir se repérer plus ou moins ; il reconnaît chaque mur, chaque petit bout de parquet. Il est capable de voir quand un tableau a été rajouté -ou retiré. Il est difficile pour lui de se défaire d’une habitude et, plutôt que de visiter tous les musées possibles dans un rayon raisonnable, il préfère revenir ici encore. Et encore. Inlassablement. Ça le rassure et ça ne l’empêche pas de découvrir de nouvelles choses à chaque fois. Ce confort, il l’apprécie et il le chérit ; après tout ça lui a manqué longtemps dans sa vie. Et sa mort, également. Il serre ses mains entre elles, mal à l’aise. Malaise qui monte d’un cran lorsque l’inconnu·e se rapproche de nouveau de lui. Iel est petit·e, bien plus que Wynn, mais il a facilement cette sensation d’être pris au piège.

En plus de ne pas aimer le contact avec les autres.

« Est-ce que reconnaître les habitués vous apporte quelque chose ? »

Aucune malice ne se cache derrière cette question, il est réellement curieux. Lui, il n’a repéré que l’inconnu·e à cause de sa couleur de cheveux. C’est tout. Peut-être qu’il a croisé des centaines de fois la même personne sans jamais la remarquer, sans jamais n’avoir ne serait-ce qu’une miette d’attention pour cette personne. Les gens ne l’intéressent pas vraiment … Jusqu’au moment où quelque chose les rend intéressant·e·s. Une odeur, un mot, une couleur de cheveux. Il est difficile, mais facilement curieux. Il est silencieux, mais pourtant il est facile de le faire parler -un peu.

« Ishtar. »

Le sourire étincelant éblouirait presque les yeux de Wynn. Lui qui est si impassible, il admirerait presque les gens capables de sourire autant à pleine dents. La main est tendue ; il la regarde fixement sans rien dire. Pendant plusieurs secondes. Puis il tend la sienne lentement et serre celle de l’inconnu pendant une fraction de seconde avant de la ramener à lui, comme s’il venait de se brûler. Définitivement, il est très très mal à l’aise.

« Wynn. Wynn Llewellyn. »

Il déglutit. Son accent gallois ressort lorsqu’il prononce son propre nom.

« … Vous aussi, vous aimez cette œuvre ? »

Il rame, ça se voit. Ça se sent, même.

La voix d’Ishtar, donc, a quelque chose d’inconfortable pour lui. Une voix douce, lente et pourtant chaque note provoque un sentiment de malaise. Quelque chose qui n’est pas exactement à sa place et Wynn ne sait s’il s’agit de lui-même … Ou de cette personne aux cheveux de feu. Il sait pertinemment qu’il ne doit pas s’arrêter à ça. Qu’il ne doit pas se focaliser uniquement sur ce détail mais ce détail c’est tout ce qu’il a. Tout ce qu’il lui reste. Il soupir, il essaye de penser à autre chose. Il se concentre sur les mots et leurs significations, comprendre ou au moins autant que possible. Pour lui il n’y a aucun intérêt à chercher à comprendre et observer les autres autrement que pour se fondre dans la masse. Disparaître, se faire discret. Silencieux et plus petit qu’il ne l’est. Mais il est vrai que c’est toujours surprenant de voir celleux capable de revenir encore et encore, inlassablement : comme lui.

« Je vois. »

Plat, lent, sans grande conviction.

« Il y a quelque chose de rassurant à revenir dans un lieu déjà connu. »

Il se racle la gorge, regarde ses pieds, relève les yeux vers le tableau. C’est inconfortable, vraiment. Le silence lui va bien mieux, éviter des inconnu·e·s aussi. Les mains qui jouent, qui pianotent contre ses cuisses : si seulement il n’avait pas répondu. Si seulement il s’était contenté de l’ignorer, se lever, partir, quoi que ce soit d’autre que de répondre. Pris au dépourvu. Maintenant il se retrouve à devoir faire la conversation, trouver quelque chose à dire. Il n’aime pas ça ; non, il ne sait surtout pas comment faire. C’est dur pour lui, là où cela semble si simple pour les autres. Iel le regarde et il évite soigneusement de tourner la tête dans sa direction, les yeux plantés au cœur du tableau comme si c’était sa seule échappatoire.

« Oui, je l'apprécie beaucoup dans son ensemble. »

Hochement de tête.

« On tente souvent de trouver un sens à ce qui nous attend après la mort. On se sert d'allégories et de paradis fictifs à foison pour romantiser un moment qui nous terrifie alors qu'au final, la seule chose qui nous attend, c'est... ça. »

La curiosité est un vilain défaut et maintenant plus que jamais, Wynn en fait les frais. Il écoute Ishtar, le regard immobile, le corps raide, malhabile. Ce qu’il y a après la mort ? Il y a pensé. Difficile de faire autrement en tant que fils de prête après tout. L’Enfer, le Paradis, beaucoup de concepts qui aujourd’hui lui semble si loin. Si étrange. Il a grandi en apprenant à avoir peur de finir dans le mauvais camp pour finalement se retrouver là, dans un musée au milieu de Tokyo, devant un vieux tableau au côté d’un·e parfait·e inconnu·e. Et pour la première fois depuis le début de votre échange il comprend ce qu’iel peut ressentir. Il suit sa main qui montre le reste des tableaux, un ensemble hommage à la mort. A ce qui reste probablement de vous, aujourd’hui.

« Enfin, c'était ce que je pensais de mon vivant. Qui aurait sérieusement cru à une seconde vie après la mort ? Ou à un purgatoire, peu importe comment on peut le considérer. C'est donc le dernier que vous préférez, M. Llewellyn ? »

Le retour de ce sourire.

« Oui. »

Il marque une pause.

« Moi aussi, de mon vivant, je pensais retourner à la terre. Simplement. En tout cas je l’espérais, je n’ai jamais vraiment trouvé les concepts de Paradis et d’Enfer très réconfortants. Mourir, me décomposer, disparaître. Et bien que nous soyons ici, avec cette … Non-vie, c’est ce qui est arrivé à mon corps. Et à ceux des autres. »

Les autres. Là où il range tout le reste, tous les humain·e·s sans discernement.

« Je ne vois pas ça comme un purgatoire. Je crois. Et vous, qu’est-ce que vous en pensez ? »

Ishtar a réussi à piquer sa curiosité : pour le meilleur comme le pire.

« J’aimerais savoir lequel vous préférez. »