It seems like we have a problem here ft. Mino

Quelque chose sonne, au loin. Ou est-ce que c’est dans ton rêve ? Tu grognes avant de te tourner, croisant les bras sur ta poitrine. Puis tu l’entends de nouveau et ton grognement se transforme en soupir agacé ; tu te retournes dans le même mouvement, baillant à t’en décrocher la mâchoire. Face à la table basse, tu cherches à tâtons ton téléphone pour vérifier l’heure : 18h passé. Super, t’as pas dormi plus de quoi, vingt minutes ? Tu râles dans ta barbe mal rasée, te relevant en position assise. Ça sonne de nouveau, tu te frottes le visage d’une main avant de décrocher. Ta voix est un peu cassée, fatiguée et surtout plus rauque que d’habitude. Faut dire que tu enchaînes les insomnies et que cette sieste tu l’attendais ; tant pis pour toi.

« Mmh … allo ? Constantine à l’appareil. »

Silence. Seule la voix à travers les enceintes peut se faire très légèrement entendre, si on tend l’oreille. Tu semble d’abords perdu, puis carrément confus. Est-ce que tu dors encore ? Ou est-ce que ça y est, le manque de sommeil te fait halluciner ? En plus ça vient de ton numéro professionnel. Si c’est une mauvaise blague faite juste pour pourrir ta sieste, ça n’est pas drôle.

« … Comment ça ma fille, hein qu- ? »

Tu te pinces, ça te fait mal. Bon.

« Bon et euh, le nom ? … ah. Ah. D’accord je vois. »

Tu conclus ta phrase par un long, un très long et profond soupir. Évidemment. Tu réponds que tu fais au plus vite avant de raccrocher et tenir ton téléphone dans ta main, le fixant de tes yeux encore bien embrumés. Il commence à faire très sombre et ton bureau n’est plus qu’éclairé par les lampadaires extérieurs, les panneaux publicitaires et d’autre sources lumineuses pas très naturelles. Tu ranges ton téléphone avant de t’étirer et te lever ; tes mouvements sont un peu imprécis. Pataud. Tu bailles encore une fois, te grattant les cheveux en cherchant tes affaires. Tu prends ton vieux manteau, tes papiers, tes clopes et quelques bricoles qui traînent avant de remettre tes chaussures et sortir de ton bureau.


« Je crois que tu me dois une explication, voir même deux ou trois. »

Tu la regardes, les bras croisés sur le torse comme si tu l’engueulais. T’as récupéré Mino chez le croquemort après son appel vu qu’apparemment elle a eu la bonne idée de donner ton numéro et que ce dernier à assumer que tu étais son père. Tu te revois encore, complètement mortifié dans l’âme, devant le pauvre gars à la récupérer alors que tu avais surtout envie de crier dans un coussin : pourquoi. Pourquoi déjà ce genre de choses très bizarres semblent t’arriver un peu trop souvent mais surtout pourquoi elle a utilisé ton numéro de téléphone ? C’est comme ça que tu te retrouves dans un fast food étrangement vide vu l’heure, un plateau entre vous avec de la nourriture dessus. Que t’as payé, évidemment.

« J’peux savoir ce qu’il t’est passé par la tête exactement ? Et qu’est-ce que tu faisais encore chez le croque mort ? »

Soupir. Tu piques une frite avant de lui faire signe de se servir ; t’es énervé mais pas sans cœur.

Tu l'observes et tu remarques assez vite quelque chose de flagrant : elle semble se faire toute petite sur son siège. Ce genre de chose qu'on voit chez les mômes qui rentrent la tête dans les épaules et qui évitent le regard ; t'as encore plus l'impression d'être en train de l'engueuler et t'aimes pas trop avoir le rôle du méchant. Mais tu gardes ça pour toi et tu essayes de rester ferme et impassible : la situation est déjà assez compliquée comme ça.

« Comme j'ai votre numéro de téléphone et que vous êtes un homme à tout faire et que vous êtes gentil. »

Soupir.

« Et que je suis une gentille princesse ? »

Très gros soupir. Tu poses ta tête dans le creux de ta main, les coudes sur la table. Tu la fixes et tu sais sincèrement pas quoi lui répondre. Est-ce que tu es vraiment si gentil que ça ? Sincèrement tu commences à te le demander. Oui, tu es venu la chercher et tu as attendu avant de lui poser un tas de questions mais est-ce que tu l'as fait par gentillesse ou par obligation ? Tu as beau y réfléchir, tu vois pas en quoi tu te serais senti obligé par quoi que ce soit ; t'es juste vraiment un peu trop con dès qu'il s'agit de venir en aide aux autres.

« Avoir le numéro de quelqu'un c'est pas un prétexte pour l'utiliser à tort et à travers. Et être Homme à tout faire c'est pas un genre d'excuse pour m'appeler pour tout et n'importe quoi Mino. »

Tu esquives habillement la remarque sur la gentillesse et sur le terme de "princesse".

« J'uis pas venu parce que c'est du boulot, mais parce que j'avais aucune idée de si t'avais d'autre gens à appeler. Mais ne refais pas ça, vraiment j'insiste. »

Tu repiques une frite sur le plateau. Toi qui aimes séparer proprement le pro du perso, t'es pas trop à l'aise dans cette situation. Déjà tu pensais ne plus la revoir depuis l'incident de la serre ; après tout tu as fait ton taff. Tu as essayé de l'en dissuader pour finalement l'aider et même la ramener en sécurité auprès du croquemort puis chez elle. Peut-être que t'aurais pas dû, mais t'es comme ça. Et puis au fond, tu avais surtout peur qu'elle essaye de refaire un truc parfaitement stupide juste derrière genre se jeter au milieu du trafic.

« Ah heu j'ai bu de l'acide. »

Tu t'étouffes avec ta frite avant de tousser et de la regarder d'un air très surpris.

« Quoi, pardon ?! »

Troisième soupir de la soirée, un soupir qui vient des tréfonds.

« Mais je vais bien maintenant !

Mino. »

Une fois de plus, elle rougit et elle te donne cet air de gamine qui se fait choper la main dans le sac. Mais là tu commences à être franchement inquiet : oui tu pourrais t'en foutre. Tu pourrais juste dire que okay, elle fait ce qu'elle veut puis rentrer chez toi et te reposer sans un regard en arrière. Sauf que t'en es incapable et ça te bouffe autant que c'est ce qui fait que t'as aussi choisi de devenir psychologue. Le silence s'installe après avoir prononcé son nom et tu réfléchis au meilleur moyen d'ouvrir la conversation ; pour de vrai cette fois-ci.

« Écoute. Quand on était dans la serre, j't'ai demandé pourquoi tu faisais ça et tu m'as répondu que c'était fun. Mais tu trouves ça vraiment fun de te réveiller auprès d'un croque mort, avoir des douleurs qui peuvent durer des jours et d'inquiéter ton entourage ? »

Tu marques une pause avant de reprendre.

« Je suis vieux mais pas si con. C'est quoi, la vraie raison Mino ? »

« Pourtant c'est dans le titre : à tout, pour tout.

Joue pas sur les mots. J’te rappelle que je suis à mon compte donc je décide de ce que j’inclus dans le "tout". »

Tu soupires alors qu’elle fait encore le hamster à gonfler ses joues de colère. Ça deviendrait presque une habitude -et au fond ça continue de te faire un peu rire. Juste un peu. Et tu commences aussi à comprendre que la jeune gothic lolita n’aime pas avoir tort. Ou qu’on lui fasse des reproches. T’es pas encore bien sûr. Le plus pratique hm ? Ça te fait lever un sourcil. L’explication te semble bien bancale ; surtout que tu es loin, très loin d’être le plus pratique à appeler. Toi qui cours partout, qui cumule deux boulots et une vie perso assez mouvementé ta disponibilité est limitée. Et t’es bien le premier à t’en plaindre -intérieurement.

Alors que tu tousses, elle te demande si tu vas bien. Tu te retiens de lui rétorquer qu’elle devrait plutôt se préoccuper d’elle ; mais ça ne servirait à rien de s’énerver. Ou peut-être que si ? Tu soupires longuement avant de te gratter la tête. Elle te dit qu’elle n’a pas de douleurs et tu ne peux retenir tes yeux qui roulent dans leurs orbites. Tu te rappelles encore très bien de la serre, d’à quel point elle se crispait de douleurs avant de littéralement s’évanouir dans tes bras et de vomir. Un simple regard vers elle, le genre de regard que tu donnes lorsque tu ne crois pas une seule seconde un mensonge vraiment flagrant.

« Mon entourage n'est pas si inquiet que ça.

Et bien iels devraient l’être. »

Tu reprends une frite avant de continuer à l’écouter.

« C'est la vraie raison ! Il y a juste… quelque chose avec ce type de danger et c'est juste… bien. Une sorte de frisson et d'extase, pour savoir si on va vaincre la mort ! »

Elle semble sincère. Ses explications peuvent paraître insensées mais tu connais suffisamment de gens avec une façon très particulière de voir les choses pour que tu comprennes qu’elle n’essaye pas de te mentir. Elle y croit, elle s’attache à ça avec force. D’une manière presque désespérée. L’adrénaline fait faire des choses étranges aux gens, vivants comme morts, tu l’as assez vu de tes propres yeux. Tu l’as déjà entendu aussi, entre les quatre murs de ton cabinet de psy. Entre les lignes de son discours, tu discernes cependant qu’elle cache quelque chose -que ça soit volontaire ou pas. Se mettre en danger et vouloir vaincre la mort quand on est déjà un fantôme ce n’est clairement pas le genre d’idée qui débarque un petit matin comme ça. Et plus ça va, plus tu commences à te rendre compte qu’hormis se mettre sur la même vision qu’elle, tu n’arriveras pas à lui parler, à réellement lui parler.

« Puis ça n'est pas comme si je vais me tailler les veines en public comme ça. »

Elle rit mais son regard quitte le tien un instant. Tu comprends que cette phrase est peut-être une brèche.

« Et pourquoi ? Tu l’as dit toi-même, tu cherches le frisson. Tu cherches ce truc qu’on ressent juste avant la mort, alors pourquoi pas ? Ou alors tu as des limites ? »

Tu profites de la brèche.

« Mino. On peut pas vaincre la mort, sinon tu serais pas devant moi à manger des frites. Oui, faire des trucs dangereux c’est grisant, y’a une certaine plénitude. Mais ça fini toujours par nous rattraper. Toujours. Preuve en est, je serais pas là non plus si c’était pas le cas. »

Tu hésites à pousser un peu plus loin.

« Tu t’inquiètes quand les autres risquent de faire des choses dangereuses ou essayes de t’imiter mais t’as pas l’air de te demander pourquoi toi quand tu fais des trucs comme boire de l’acide personne ne s’inquiète. Ça te gêne pas, ça ? »

« Si tu veux. »

Tu hausses les épaules. C’est bien la première fois qu’on te reproche de la faire de la publicité mensongère pour tes services ; c’est aussi la première fois que cette plainte est faite parce que tu refuses d’aider quelqu’un à se mettre en danger. Elle continue de bouder, s’agiter, elle est têtue : pas de bol toi aussi. Si t’avais eu un doute sur son âge t’es maintenant plutôt sûr que c’est bien une gamine. Elle te dit qu’elle leur demande de pas s’inquiéter mais t’y crois à moitié. Quel genre de personnes accepteraient de ne pas s’inquiéter en voyant son comportement ? Hormis des gens qui s’en fichent de base. Ou qui fatiguent, aussi. Ta seule réponse est de continuer à l’écouter, sans commenter. Après tout tu lui as dit ce que tu en pensais et s’acharner n’est clairement pas la solution ; tu commences à le comprendre.

« Parce que je l'ai déjà fait. Beaucoup. »

Elle retire un de ses gants et tu vois ses mains, son poignet et son bras. Il semblerait bien qu’elle ait un passé difficile et pour le coup pas besoin d’être psy pour le deviner. Tu observes quelques secondes avant de lever tes yeux vers son visage. Elle a l’air toujours énervée mais aussi triste. Tu soupires avant de poser ta main au-dessus son poignet qui te semble bien minuscule ; c’est pas comme si ça te choquait. Malheureusement avec ton boulot tu en as déjà vu et même d’un point de vue plus personnel. Mais tu te doutes que c’est pas évident pour elle, d’être vulnérable comme ça alors tu essayes de la préserver autant que possible.

« Au bout d'un moment ça n'est plus pareil. Et puis ça va choquer les gens. Mais a pourrait être différent si c'est vous qui le faites, peut-être.

Je passe mon tour, ça ira. »

Tu serais bien incapable de savoir si c’est de la provocation ou simplement Mino qui est … Mino. Mais tu as plus tendance à pencher pour la deuxième solution.

« Je ne suis pas morte à cause de ça.

D’accord. T’es pas obligée d’en parler si t’as pas envie, ça peut se comprendre. J’aime pas parler de la mienne non plus. »

Un peu d’honnêteté ne peut pas faire de mal. Elle te dit qu’iels font bien ce qu’iels veulent mais tu as du mal à la croire. Tu repenses à comment elle s’est mise à paniquer dans la serre. Elle te donne pas l’impression de réellement s’en moquer mais après tout tu peux te tromper. Une personne « telle que toi » hein. Ça te décroche un rictus légèrement amer -et triste. C’est pas la première fois que tu entends ça et tu peux pas vraiment lui en vouloir.

« Après si vous voulez vraiment le faire je peux vous apprendre.

Ça ira, Mino. »

Ta voix n’est ni brusque ni agacé. Tu vois son regard et tu inspires avant d’expirer lentement. Tu l’aides à remettre son gant avec douceur, en essayant de faire attention à ne pas lui faire mal. T’aimerais te demander pourquoi tu attires aussi facilement des gens qui vont mal ; mais ça serait oublier quel genre de métier tu fais.

« De toi à moi, je sais que je renvois pas trop ce genre d’image. Mais tout le monde peut vivre des moments difficiles et l’être humain est très très doué pour cacher. Masquer. Et c’est rarement une bonne idée, j’parle d’expérience. »

Tu lui souris avant de reprendre

« Mais, je doute que tu t’en fiches réellement. Des autres, de toi, de ce que tu fais. Et p’tete que t’essayes d’exprimer quelque chose en faisant autant de trucs dangereux … Mais j’pense pas que ça soit la manière la plus, comment dire, saine ? De t’exprimer. D’expérimenter. Et quoi que tu fasses même si tu repousses les gens, y’en aura toujours qui s’inquiéteront. »

« Je me suis fait renverser. Quand j’ai revu le film, vu l’impact j’ai dû perdre connaissance en quelques secondes et mourir en quelques minutes vu l’état de mes jambes. »

Vu comment elle t’en parle, tu te doutes que c’était pas une mort volontaire. Tu t’en voudrais presque d’en avoir douté mais en même temps comment faire autrement au vu de son envie perpétuelle de se mettre en danger ? Les détails peu ragoûtants de sa mort ne te choquent pas, loin de là. T’as le cœur malheureusement un peu trop bien accroché et tu te rends compte que peu de choses peuvent te dégoûter ; ce qui peut être un problème.

« Ça a été un peu différent la deuxième fois.

Évidemment. Aucun accident ou aucune mort ne se ressemble tu sais. Par contre je me demande bien ce qui a pu te pousser à vouloir reproduire cet incident … M’enfin je me doute de la réponse. »

Tu finis de remettre ses gants avant de remettre tes mains croisées sur la table, t’enfonçant un peu plus confortablement dans la chaise mal ajustée du fast food. Tu reprends une frite et tu te rends compte qu’elles commencent à devenir un peu froide. Hé, tu t’en accommoderas.

« Alors pourquoi vous le cachez ?

Pour la même raison que tu te mets en danger, parce que j’ai envie. »

Tu lui souris, un sourire entre légèrement moqueur et qui se veut doux pour cacher que tu mens sans même en avoir honte. T’as pas vraiment envie de rentrer dans les détails de pourquoi tu caches autant de choses et sûrement pas avec une gamine que tu connais à peine. Mais tu salues intérieurement son indiscrétion et l’audace de sa question. Elle évite soigneusement le sujet en disant qu’elle vit pas tant de moments difficiles et tu peux pas t’empêcher d’être un peu sceptique -mais tu insistes pas.

« Exprimer quoi ?

J’peux pas répondre à ta place à cette question. Même si tu me dis que tu fais ça juste parce que t’en as envie et que tu recherches l’adrénaline, chacune de nos actions expriment quelque chose. Même un truc insignifiant. »

Tu hausses les épaules.

« Et je sais ça, c'est gentil de s'inquiéter, mais je gère et je vais bien ! Tout est calculé !

Du coup selon toi ça rend la situation moins grave ? Parce que c’est calculé ? Et si jamais ça se passait pas comme prévu par exemple, t’es capable de gérer quand même ? »

C’est pas du jugement ni même une manière de l’engueuler ; tu lui poses sincèrement la question. Vivre dangereusement tu sais que y’en a plein qui le font. Que la recherche de ce frisson causé par l’adrénaline, c’est un truc vieux comme le monde. Preuve en est : le Monde des morts serait un poil moins rempli si c’était pas le cas.

« Je suis une princesse, mais je n'ai pas tant besoin d'être sauvée que ça. Mais j'aime bien quand c'est vous. Hummm…

… Comment ça quand c’est moi ? »

Tu lèves un sourcil. T’es pas sûr de vouloir une réponse à ta question, finalement.